Carolina-Bianchi

Sur scène, Carolina Bianchi prend de la drogue du violeur et ce sont les spectateurs qui sortent KO

© Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon

Festival d’Avignon 2023. Dans A Noiva e o Boa Noite Cinderela, l’artiste brésilienne Carolina Bianchi dénonce les féminicides dans son pays, un système couvert par la police. Une pièce littéralement bouleversante.

On croirait à une conférence : une table, un micro et un exposé soigneusement déroulé. Carolina Bianchi, toute de blanc vêtue, débarque sur scène. Ses talons claquent sur le plancher du gymnase du lycée Aubanel. L’artiste brésilienne, dont c’est la première venue au festival d'Avignon, convoque plusieurs figures de l’histoire de l’art : l’Enfer de Dante Alighieri et le Décaméron de Botticceli, tableau où un cavalier poursuit une femme et finit par l’éviscérer. C’est là que le public comprend que la pièce qu’il s’apprête à voir ne donnera pas dans l'innocence.

Prise de la drogue du violeur sur scène

Les spectateurs se recroquevillent dans leurs sièges, à mesure que Carolina Bianchi déroule le sujet de son spectacle : le viol et les féminicides. L’artiste fait appel à des histoires vraies de femmes tuées et torturées dans son pays, le Brésil. Celle d'Eliza Samudio, maîtresse de Bruno Fernandes, ex-capitaine du club de football Flamengo de Rio de Janeiro, tuée et livrée aux chiens, parce qu’elle réclamait une pension alimentaire. Mais aussi celle de Pippa Bacca, une artiste performeuse italienne, violée et assassinée en Turquie en 2008, alors qu’elle traversait l’Europe en autostop. Son œuvre, Brides on tour, avait pour but de rallier Israël et dire l’urgence de la paix des peuples. Son destin tragique hante Carolina Bianchi jusqu’à l’obsession.

Carolina Bianchi fait partie de ces femmes-là. Violée il y a dix ans, elle a été victime de « rape drink ». Un procédé qui consiste à droguer, sans qu’elle s’en rende compte, une personne pour la violer dans son sommeil. Très calmement, l’artiste remplit son verre de vodka tonic et écrase un comprimé de Boa Noite Cinderela (« Bonne Nuit Cendrillon »), la drogue du violeur. Un puissant somnifère qui plonge ses victimes dans un état de léthargie. « Je vais le prendre devant vous », annonce Carolina Bianchi, avant de nous avertir qu’il est possible que nous « ressentions de la gêne ». Le tout avec une sérénité déconcertante.

Plongée dans l’inconscient

La Brésilienne poursuit son monologue pendant quelques dizaines de minutes. Après l’euphorie d’un karaoké endiablé doublé d’une danse d’animal blessé, Carolina Bianchi se rassoit. Elle commence à tituber, à s’embrouiller, à faire tomber son micro avant de s’allonger sur la table et de s’endormir. La pièce bascule alors. Pendant de longues minutes, les spectateurs échangent des regards gênés. Certains quittent la salle.

Plongée dans un cauchemar insoutenable. Une troupe de danseurs recouvre le plateau d’une immense bâche où s’entassent ossements et corps de femmes en décomposition. Pendant une heure et demie, ils miment des orgies, jouent les charognards et nous offrent une fenêtre dans l’inconscient de Carolina Bianchi, sorte d’enfer fantasmagorique. Elle, toujours endormie sur scène, continue à nous parler. Son récit défile sur l’écran qui surplombe le plateau.

« Le public doit cesser d’être protégé »

Jusqu’où le théâtre peut-il aller ? Peut-il ressusciter les morts ? Qu’est-ce que le spectateur est prêt à supporter ? C’est, au fond, ce que Carolina Bianchi demande. Sa pièce bouscule, parfois jusqu’aux limites du supportable. À travers cette performance époustouflante, l’artiste cherche à combler les failles spatiotemporelles du réel par l’imaginaire, les imprécisions du souvenir par le fantasme. Et montre, à grand renfort de tableaux et de dissensus, qu’on ne sort jamais indemne d’une agression sexuelle. Que le sujet des violences comporte une part d’irrésolu. Que le viol et le meurtre sont un langage si particulier qu’il est étranger à ceux qui ne le parlent pas : impossible de croire qu’un tel déchaînement de haine est possible s’il ne fait pas partie de notre référentiel de pensée.

« Le public doit cesser d’être protégé », affirme-t-elle. Alors pendant deux heures et demie, rien ne nous est épargné. Aucun détail, aussi cru soit-il, aucune plaie aussi béante soit-elle. La plongée dans son cauchemar est totale. Une sorte de descente aux enfers dont elle-même n’est jamais revenue.

Bien que Carolina Bianchi rejette toute idée de catharsis (« fuck catharsis » est inscrit sur la plaque d’immatriculation d’une voiture présente sur scène), c’est bien ce qui se joue devant nos yeux. À travers une performance ultra-engagée, dont la part de risque est énorme, la purgation des passions s’opère, au sens premier du terme. À tel point que personne ne ressort indemne de ce spectacle.

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