Le court métrage d'Anna Apter, petit bijou réalisé avec des IA génératives primé au festival Nikon dans la catégorie réalisation, éclaire nos pratiques numériques, et particulièrement celles de nos juniors. Interview.
« Je dis que je suis actrice, scénariste et réalisatrice. » Et Anna Apter est effectivement tout cela à la fois. Pour elle, ce sont les confinements qui ont tout accéléré. Sur Instagram, elle voyait se répandre ces journaux de bord où chacun racontait son quotidien vide, forcément un peu vide. Moitié pour rire, moitié pour occuper son temps, elle a commencé à publier le sien. Et là, magie des Internets, l’humoriste Kyan Khojandi, coauteur entre autres de la série Bref, tombe sur son compte. Il lui a dit : « C'est cool ce que tu fais ». Elle a pensé que c’était cool que Kyan Khojandi trouve ça cool. Il lui a demandé si elle serait OK pour rencontrer CANAL+. Elle était OK. Il était content. Elle aussi. Cela donnera deux formats courts – Cher journal où Anna continue de jouer la mise en scène d’elle-même – « plutôt que de faire de la téléréalité, je vais montrer ma réalité à la télé », puis ce sera – Ça sera (peut-être) mieux après, un titre que personne n’arrive à retenir... peut-être parce que, comme Anna, on n’est plus bien sûrs de ce que nous réserve l’avenir. Quoi qu’il en soit, Ça sera (peut-être) mieux après propose une galerie de personnages, tous interprétés par Anna, qui racontent, depuis des temps futurs, leurs souvenirs des années 2020. C’est souvent bizarre, toujours amusant.
On avait aimé l’écriture ciselée et l’esthétique très cinématographique de ces deux formats. On a adoré le court métrage /Imagine réalisé entièrement avec des IA génératives et primé en avril 2023 dans la catégorie réalisation par le festival Nikon. Des enfants fêtent leurs 13 ans, solitaires souvent, ou pas très bien accompagnés. Anna fait la voix off du texte qu’elle a elle-même écrit : «... Imagine un enfant qui fête ses 13 ans dans un monde où tous les visages autour de lui n’existent pas. Un enfant qui doit se construire dans un monde où tout est faux, rien n’est réel, les gens sont seuls, et les intelligences artificielles... Voilà, débrouille-toi avec ça. » Interview.
Pourquoi treize ans ?
ANNA APTER : Treize ans, c'est l'âge officiel qui permet aux enfants d’ouvrir un compte Instagram et c'est aussi l’âge qu’a Instagram cette année. Instagram a donc l'âge d'ouvrir son propre compte Instagram. C’est amusant et ça m'a amené à me demander ce que cela fait d'avoir treize ans aujourd'hui, cet âge où un adolescent peut se dire qu’il va pouvoir commencer à inventer sa vie.
Votre court-métrage donne une idée très sombre de cette préadolescence vécue au temps des réseaux sociaux. C'est ce que vous pensez vraiment ?
A.P. : Les réseaux sociaux me dépriment plus qu'ils ne me font de bien. Pour autant, je reconnais leurs côtés positifs. Je sais que je leur dois beaucoup, que c'est grâce à eux que j'ai eu des opportunités professionnelles. Les intelligences artificielles créent un monde où tout est artificiel et rien n'est réel et prolonge le fait que nous sommes dans une société où les frontières entre le vrai et le faux se floutent. Et pourtant, je les ai utilisés pour réaliser ce projet parce que je pense qu'il faut apprendre à utiliser ces nouvelles technologies. Je suis tellement ambivalente sur tous ces sujets. Je ne vois pas tout en noir et je suis certaine que cette génération va s’en sortir. J'ai hâte de voir comment elle va nous donner tort de nous être inquiétés. Quand je travaillais sur le film, je me suis souvent demandé ce qui était le pire : est-ce le monde dans lequel ces ados évoluent, ou est-ce d'écouter un adulte parler de sa vie de manière aussi déprimante ?
C'était la première fois que vous utilisiez des IA génératives ?
A.P. : Je les ai découvertes cet été, quand elles ont été ouvertes au public. J'ai été à la fois fascinée et un peu effrayée. Je trouvais dingue la rapidité avec laquelle elles permettent de créer et ça m'a évidemment fait peur sur l'avenir des métiers créatifs. J’étais en train d'écrire une série. Ce sont des processus très longs... entre les allers-retours avec les producteurs, les diffuseurs, le temps que les uns lisent, on prend rendez-vous trois mois après... J'ai eu envie de faire quelque chose où mon seul intermédiaire serait mon ordinateur. Ces outils me font peur, mais ils sont là, et ils ne vont pas disparaître. Je voulais les maîtriser avant qu'ils ne me maîtrisent, les appréhender pour m'en servir et que cela reste un outil.
Et alors ? Comment s'est passée cette confrontation avec la machine ?
A.P. : J’ai travaillé avec elle exactement comme j’aurais travaillé avec une équipe. Mais au lieu de dessiner chaque plan, je les ai décrits à la machine. Je voulais parler de l’artificialité de notre réalité, de nos existences avec les réseaux sociaux, et de cette frontière de plus en plus ténue entre le vrai et le faux. J'avais envie de montrer des enfants aux regards un peu vides, seuls. J'ai commencé à écrire ce texte sur nos existences artificielles. Puis, j’ai décrit chaque image très précisément. J’ai donné les caractéristiques physiques des enfants, à quoi ressemblait le lieu où il se trouvait, dans quel endroit du monde on se trouvait, si c'était une chambre, quel type de chambre, ce qu'on voyait à l’arrière-plan, quelle heure de la journée il était, et à quelle saison, je décrivais comment la lumière entrait dans la pièce. J’ai généré des centaines et des centaines d'images avec une influence majeure de Hopper pour renforcer cet effet de solitude moderne.
Et vous avez aimé réaliser ce travail de cette manière ?
A.P. : J'ai adoré parce que j'étais en maîtrise de tout, et même de l'IA. J’ai eu l'impression de pouvoir aller plus vite. Et c'est jouissif de tester des choses, de se dire : Ah tiens, ça c'est marrant, ça fonctionne bien. En fait, j'ai vu le truc prendre vie, un peu comme un Golem. En revanche, mon but n'est absolument pas de me passer d'équipes dans mes prochains projets. J'ai toujours eu la chance de travailler avec des gens hypertalentueux et je sais à quel point c’est précieux dans un processus créatif.
Vous vous sentez très différente de la génération des jeunes que vous décrivez ?
A.P. : J'évolue comme eux avec Internet, et j'ai choisi des métiers où, très particulièrement, il faut émerger, se faire entendre, se faire voir, jouer le jeu de l'exposition. Je me rends compte aussi que ce sont mes sujets de prédilection : comment le numérique impacte nos rapports aux autres, à nous-mêmes, à ce qu'on veut montrer de nous...Mais ce film m'a vraiment questionné sur ce que c'est que de grandir avec ça. Moi, j'ai grandi dans les années 90 sans les réseaux sociaux et j’ai l’impression que ça aurait été terrible de devoir les gérer au collège ou au lycée, à des moments où on est un peu mal dans sa peau et qu'on n'est pas spécialement le ou la plus populaire.
Vous n’allez pas me dire que « c’était mieux avant » ... ?
A.P. : C'est vrai, on se dit qu’il ne faut pas dire que c'était mieux avant. C'est horrible, on est toujours le vieux de quelqu'un et avec le numérique, cela va de plus en plus vite. Je suis peut-être un peu boomer mais j’ai surtout peur du temps qui passe. Je sais qu'on a tendance à redouter des nouveaux codes qu'on ne comprend pas, comme nos parents avant nous. Mais j’ai conscience qu’à titre personnel, ma tendance à la nostalgie me fait oublier que, non, je n'allais pas mieux à ce moment-là. Je vais probablement mieux, je suis probablement plus équilibrée et plus heureuse aujourd'hui. Je fais, par exemple, ce que j'ai envie de faire professionnellement. Mais très certainement, les enfants d’aujourd'hui, dans quinze ans, se diront, qu’ils ont connu les débuts des intelligences artificielles, et que c'était mieux.
Vous baignez dans la culture Internet, vous aimez en parler, mais finalement, vous ne vous y sentez pas complètement à votre place ?
A.P. : Je n’ai jamais été à l’aise avec ce besoin que les choses aillent vite, qu’elles soient toujours voulues immédiates. J'ai besoin de passer du temps à être sûre de ce que je suis en train de fabriquer. Je ne suis pas forcément la personne la plus spontanée, donc tout ce qui invite à la spontanéité me bouscule. J'ai tendance à être dans le détail, trop peut-être, à essayer de parfaire les choses. Il me semblait que ce n’était pas compatible avec Internet. Ma bataille avec moi-même consiste à me convaincre qu’il vaut mieux un truc imparfait qui existe que quelque chose de parfait que personne ne verra – et qui ne sera jamais parfait en réalité.
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