Une œuvre de Chatonsky reprenant Sylvie Vartan et l'esthétiques 60's

Grégory Chatonsky : « Avec l'IA, on ouvre de nouvelles portes vers des univers parallèles »

© Chatonsky

Pionnier du Net.art et de l’usage artistique des IA génératives, Grégory Chatonsky nous explique comment l’arrivée des vidéos générées par IA impacte notre imaginaire.

Grégory Chatonsky, est un peu le GOAT de l’art généré par intelligence artificielle. Alors que la plupart des amateurs d’outils de génération d’images et de vidéos tentent de suivre péniblement la course effrénée de ce milieu technologique, cet artiste côtoie et hacke ces joujoux depuis la fin des années 2000. Il a été le premier à sortir un roman, Internes, coécrit avec une IA en langue française, jetant dès lors les bases d'une relation unique entre l’homme et la machine, où l’imagination et la technologie s’entremêlent. Dans Haven, l’une de ses productions les plus récentes, il utilise l’intelligence artificielle pour créer une ville fictive qui n’existe que dans un univers alternatif, une « fiction sans narration » où les images, les sons et les espaces semblent évoluer de manière autonome.

Face à la surproduction de contenus générés par IA qui inondent nos réseaux et donnent même naissance à des théories d'un « Internet mort » – un Internet produit par des robots et regardé par des robots, Chatonsky perçoit ces outils comme un miroir déformant de notre imaginaire collectif, une « imagination artificielle » qui reproduit, réinvente ou contrefait nos souvenirs, nos images et nos pensées. Comment ces techniques donnent-elles naissance à un « réalisme contrefactuel » – une nouvelle forme de réalisme qui modifie profondément notre rapport à l'art et à la mémoire ?

L'interview dans son intégralité

Tu es un utilisateur de la première heure des IA génératives. Comment as-tu vu arriver ces outils grand public comme DALL-E ou Runaway ?

Grégory Chatonsky : J’ai commencé à m’intéresser à ce qu’on appelle « l'induction statistique » – autrement dit, l’intelligence artificielle – dès 2008-2009. À cette époque, il n'existait pas encore tous ces logiciels accessibles et conviviaux ; il fallait coder, c’était extrêmement technique et réservé à des applications limitées, principalement pour la musique et le texte. L’IA n'était pas encore capable de générer des images, c’était simplement trop complexe.

Lorsque j'ai vu arriver DALL-E, c'était vraiment marquant. En tant que bêta-testeurs, on avait accès à une formation, mais aussi de nombreuses restrictions : interdiction de représenter des visages humains, d'aborder des sujets politiques, ou de créer des images à caractère sexuel. Ils étaient déjà très sensibles aux questions d’éthique et aux limites à ne pas franchir. Cet outil a vraiment introduit une nouvelle forme de réalisme synthétique et j’ai tout de suite pensé que cela allait bouleverser énormément de choses.

Tu préfères utiliser l'expression « imagination artificielle » à celle « d’intelligence artificielle ». Explique-nous la différence.

G.H. : Ce qu’on observe avec ces outils, que ce soit à travers les textes, les images ou les modèles de langage, c’est quelque chose qui nous ressemble, mais avec une touche de folie, parfois un peu aléatoire, un peu « Alzheimer » ou sous psychotropes. C’est pour cela que je préfère parler d' « imagination artificielle » : il s’agit davantage d'une nouvelle façon de produire des images mentales et physiques. En tant qu’artiste, je m’intéresse plus à l’imagination qu'à l’intelligence ; je crois plus en l'une qu’en l'autre.

Comment l’IA a-t-elle influencé ton approche créative ?

G.H. : Ces outils m’ont bouleversé. Mais ce qui est important, c’est de comprendre que je ne les utilise pas de manière utilitaire, en ayant une idée précise en tête que je chercherais à réaliser grâce à l’IA. En fait, c’est l’échange entre moi et la machine qui génère des idées totalement inattendues. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de voir si cette interaction est en train de transformer mon imagination. Après presque 15 ans de pratique, je dirais que oui, profondément, radicalement. Cela produit des œuvres qu’aucun de nous, ni moi, ni les machines, n’aurait pu imaginer seul. Ce rapport entre nous, cette co-aliénation, crée quelque chose de nouveau, qui touche directement à mes facultés créatives.

Comment ces outils sont-ils en train de changer notre rapport aux images et vidéos synthétiques ?

G.H. :  Pour moi, l’IA est une fusée à trois étages qui représentent différent type d’usages et de représentations. Le premier étage, ce sont les « joujoux », c’est-à-dire les outils grand public comme Midjourney pour l’image fixe, ou Runway et d'autres, pour l’image animée. Ils produisent une expérience émerveillée, sans prise de recul, qui rappelle les débuts de la photographie ou même du cinéma.

Le deuxième étage correspond aux répercussions sur l’industrie cinématographique elle-même. Ici, les changements sont rapides et affectent déjà des métiers. Par exemple, le doublage d’acteurs est en pleine transformation, car il est désormais possible de cloner des voix multilingues de manière ultra-réaliste en seulement quelques minutes. Cela permet de faire des économies de production importantes, mais ça met aussi en difficulté de nombreux acteurs spécialisés dans le doublage, qui voient leurs compétences menacées.

Enfin, le troisième étage de cette fusée concerne les pratiques artistiques et leur relation à notre imagination. Certains artistes se demandent si ces nouveaux types d’images et de production vont transformer notre manière de raconter des histoires. Est-ce qu’on va se contenter d’utiliser ces outils pour produire des courts ou des longs-métrages depuis chez soi, dans une sorte de cinéma domestique ? Ou bien ces technologies vont-elles profondément modifier la narration cinématographique elle-même, celle qui façonne notre imaginaire depuis le XIXe siècle et à travers laquelle nous rêvons tous un peu notre vie ?

Quand on regarde les créations générées par IA, les fameux « joujous » dont tu parles, on voit un fonctionnement par tendance, avec quelques idées ou ambiances dominantes qui sont ensuite reprises par d’autres. Est-ce que la manière de créer du visuel est influencée par ces outils ?

G.H. : Il est quasiment inévitable qu’il se produise un effet de « moutonnage esthétique » qui est proche de ce qu’on appelle la « mémétique » : les gens se copient, s’inspirent, et cela crée une sorte de vague esthétique qui circule un moment avant de se dissiper. Ce phénomène produit un régime de culture populaire extrêmement intéressant, mais les pratiques artistiques, elles, fonctionnent différemment. Elles peuvent s’inspirer de cette mémétique, mais elles l’examinent avec plus de recul, en la situant dans une perspective plus large. Actuellement, par exemple, on voit apparaître beaucoup de petites séquences visuelles où surgit un personnage sombre, un peu mystérieux, qui semble provenir d’une autre dimension et qui sont des continuités de mèmes ou d’image virales que l’on connaît bien.

Pour moi, ces tendances sont le symptôme d’une intuition collective, presque inconsciente : celle d’une irruption d’une réalité alternative au sein de notre réalité connue. Avec l'IA, on assiste à une multiplication des mondes, comme si l’on ouvrait de nouvelles portes vers des univers parallèles. Certes, on explorait déjà des réalités multiples auparavant, mais là, on touche à autre chose, à une forme plus symptomatique de cette tendance.

Le problème de ces mèmes, c’est qu’ils sont épuisants. Ils surgissent, prennent de l’ampleur, puis disparaissent aussi vite, laissant souvent un sentiment de saturation. Il en reste rarement quelque chose de concret, seulement une sorte de fatigue médiatique.

Cette surproduction d’images et de mèmes générés par IA n'est-elle pas un danger pour les artistes, mais aussi pour notre paysage mental ?

G.H. : Honnêtement, j’ai du mal à porter un jugement tranché là-dessus. Je ne vois pas forcément cette surabondance d’images générées par IA comme un danger, ni comme quelque chose de fascinant. Je l’envisage de manière plus neutre : c’est un phénomène qui nous arrive. Depuis 20 ou 30 ans, nous avons tous contribué, via les réseaux sociaux, à déposer des fragments de nos vies et de notre identité en ligne. Pourquoi faisons-nous cela ? Ce processus de stockage et de génération infinie de contenus coûte extrêmement cher en infrastructures, en data centers… C’est comme si nous avions une peur irrationnelle d’oublier quelque chose. Aujourd’hui, si je veux retrouver des souvenirs de ma vie d’il y a dix ans, je regarde sur Facebook. Je pense à mes grands-parents, par exemple : il y a très peu de traces d’eux sur Internet. Mais nous, nous sommes la première génération qui pourrait « survivre » grâce à Internet.

Ce qui devient vraiment fascinant, c’est que nous ne faisons plus seulement que déposer des médias ; nous créons des images, des textes, des souvenirs en boucle, une sorte de fuite en avant. Je considère l’IA comme un nouvel espace culturel, un espace qui englobe toutes les informations que nous avons accumulées en ligne pendant 30 ans, une sorte de gigantesque hypermnésie, un peu comme des pyramides de mémoire érigées de manière anarchique. Elle se produit à un moment où la survie de l’espèce humaine devient incertaine, en raison du changement climatique et des questions de viabilité de notre habitat sur Terre. On en arrive à cette situation où même si nous disparaissons, les machines pourront continuer de « se souvenir » de nous, voire de prolonger étrangement notre histoire et notre mémoire, mais sans nous. C’est un paradoxe fascinant, et quelque part, une nouvelle façon de laisser des traces.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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