
CNN, RT... : médias de propagande, le grand retour !
Nous sommes pris entre deux feux médiatiques où il est moins question de fake news que d’influence. Par Emre Sari.
Une semaine plus tard, Margarita Simonyan, rédactrice en chef de RT, passablement remontée, se justifiait dans les colonnes de La Croix. « Pourquoi la France et le Royaume-Uni [peuvent-ils donner leur point de vue par l’intermédiaire de France 24 et de la BBC] ? Et pourquoi la Russie ne pourrait-elle pas donner son point de vue au monde ? » RT et Sputnik sont financés à 100 % par le Kremlin (de même que France 24 et la BBC, respectivement par l’Élysée et le 10 Downing Street). « Notre objectif est de dire au monde ce qu’on ne lui dit pas », clamait dans le même article de La Croix Margarita Simonyan.
Présents en France depuis le début 2015, sous forme de sites Internet, de chaînes YouTube et Periscope, actifs sur tous les réseaux sociaux, ces deux médias connaissent un indéniable succès d’audience. Ils revendiquent plusieurs millions de visites uniques par mois. Et depuis leur lancement, tous les journaux traditionnels français leur ont consacré un ou plusieurs articles, les accusant plus ou moins de propagande.
« La stratégie de RT et Sputnik, c’est de faire peur, pour faire basculer les gens de plus en plus à droite, affirme à propos de leur ligne éditoriale Guy-Philippe Goldstein, expert et consultant en cybersécurité. Les sujets sont les musulmans, les réfugiés, la corruption du pouvoir, les sujets classiques d’extrême droite. Ils disent : “On vous ment !” » Certes, il y a bien des hommes politiques qui mentent, des corrompus, mais ces médias généralisent cela à tout le système. Ils exploitent le biais cognitif de généralisation. Ils partent du doute, pour aller vers la peur, vers la remise en cause de tout, vers un sentiment de paranoïa. »
Une analyse que partage le journaliste Nicolas Hénin, auteur de La France russe (Fayard, 2016), dans une émission du site Arrêt sur images (@si), spécialisé dans l’analyse des médias, le 8 juillet 2016. « L’idée [des médias russes] c’est de jeter de l’huile sur des fractures bien réelles, de diviser l’opinion publique française », affirme-t-il, en présence de Dimitri Boschmann, rédacteur en chef du bureau parisien de Sputnik.
Les journalistes d’@si expliquent alors avoir épluché le site de Sputnik depuis des mois. Les personnalités d’extrême droite, souverainistes, prorusses ressortiraient le plus souvent. Ce que Dimitri Boschmann dément à l’antenne. En ce qui concerne le traitement des sujets, les journalistes de RT privilégient souvent le côté choc. Ils ont par exemple suivi en direct en vidéo les manifestations contre la loi travail, au printemps 2017, et ont diffusé des images filmées au plus près d’affrontements, d’arrestations, de blessés en sang.
Puis en 1980, les choses ont changé. « Pourquoi faire faire par l’argent du contribuable ce que le capitalisme peut très bien prendre à sa charge ? Et qu’a fait le capitalisme ? Il a fait CNN, poursuit François-Bernard Huyghe, et son influence s’est révélée au monde lors de la première guerre du Golfe. La chaîne avait presque un monopole des images et renvoyait une vision proaméricaine et pro-occidentale du conflit. »
François-Bernard Huyghe identifie aujourd’hui une certaine convergence idéologique chez les journalistes français : « 90 % des médias actuels sont libéraux, proeuropéens, anti-Trump, anti-Assad, anti-Poutine. » Les opinions radicalement différentes peuvent être exprimées mais, « par exemple, le récent documentaire d’Oliver Stone, où Poutine s’exprime librement, ne peut être présenté qu’accompagné de trois ou quatre commentateurs franchement hostiles. On ne ferait pas cela avec un documentaire élogieux d’Obama. Je ne dis pas que les patrons de chaînes sont aux ordres de l’Élysée. C’est juste l’expression d’une certaine représentation du monde, c’est-à-dire d’une idéologie ».
Le lecteur, téléspectateur ou auditeur français est donc aujourd’hui pris entre deux feux médiatiques. Dans l’enceinte des rédactions de médias journalistiques des deux bords, la désinformation, la création des si fameuses fake news, reste une pratique marginale. L’influence passe beaucoup plus fréquemment par la sélection des sujets, le choix des interlocuteurs et du registre sémantique.
« Les classes intellectuelles vont expliquer par un quasi-complot russe la montée des mouvements populistes, le Brexit, l’élection de Trump. On attribue aux Russes, à leur technique d’influence et à leur rhétorique, un pouvoir qu’ils n’ont pas. En prêtant une grande influence internationale à RT et Sputnik, on leur donne l’attraction du fruit défendu, le statut de voix d’opposition au système. » Statut, précisément, dont ils se réclament.