
C'est la guerre qu'on n'a pas vu venir et qui menace désormais nos démocraties. La « guerre intelligentisée » gagne nos cerveaux et il est temps de lancer un état d'urgence informationnel. Interview de David Colon.
Sommes-nous prêts à affronter la menace mortelle qui ronge nos démocraties ? Avons-nous simplement conscience qu'elle gagne du terrain ? Pourtant, on constate chaque jour ses dégâts : la radicalisation des esprits, l'explosion des grands récits et des valeurs fédératrices, les tensions communautaires, l'abrutissement des foules... La guerre du 21ème siècle se joue dans nos cerveaux et elle ne cherche pas à nous faire adhérer à une idéologie. Son but est simple : semer le chaos. Après la manipulation de masse et sa « fabrique du consentement », nous voilà noyés dans le ciblage ultra-personnalisé des ingénieurs du chaos.
Pour comprendre les rouages de cette « guerre intelligentisée », David Colon, vient de faire paraître un ouvrage à la fois passionnant et éclairant : La Guerre de l'information, Les États à la conquête de nos esprits. Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po où il enseigne l’histoire de la communication, des médias et de la propagande, il retrace l'histoire de cette guerre que l'on n'a pas vu venir et appelle à un état d'urgence informationnel. Interview.
En matière de manipulation de masse, le XXème siècle a été le règne de « la fabrique du consentement ». Vous prétendez qu’on assiste à celui de « la fabrique du dissentiment ». Que voulez-vous dire par là ?
David Colon : À partir du moment où les plateformes numériques ont permis de segmenter une population en dizaine de milliers de clusters, il a été possible d’affirmer à chacun de ces groupes ce qui les distingue des autres pour les encourager à des actes de manifestation, de violence ou d’achat... Derrière ces « encouragements », il existe des ingénieurs du chaos – pour reprendre la formule de Giuliano da Empoli (auteur du livre, Les ingénieurs du chaos, paru en France chez Lattes en 2019, ndlr) qui instrumentalisent les caractéristiques des médias sociaux et de leur modèle publicitaire pour atteindre plus facilement leur but qui est précisément le chaos.
Qui sont ces « ingénieurs du chaos » ?
D. C. : Ils sont nombreux. On peut penser aux accélérationnistes d’extrême droite aux États-Unis qui veulent accélérer les effondrements des modèles politiques pour faire advenir ceux qu’ils appellent de leurs vœux, à l’homme d'affaires américain et conseiller politique Steve Bannon qui entend promouvoir une révolution conservatrice par la diffusion globale du chaos dans les modèles démocratiques, aux organisations terroristes qui ont depuis longtemps recours aux médias sociaux comme à une arme, ou aux régimes autoritaires qui ont entrepris de longue date une guerre à mort contre les démocraties parce qu’ils considèrent que nos plateformes d’information sont une menace existentielle pour eux...
Quelles sont leurs visées ?
D. C. : La fabrique du chaos relève d’une entreprise de subversion des sociétés occidentales. Elle s’inscrit dans ce principe ancestral en vertu duquel la meilleure façon de gagner une guerre est de soumettre l’adversaire sans avoir recours à la violence. C’est la stratégie déployée à notre encontre, depuis plusieurs dizaines d’années, par l’axe désinformateur constitué par la Russie, l’Iran et la Chine.
Longtemps, les opérations de manipulation étaient lentes, difficiles à orchestrer, très coûteuses. Elles sont devenues rapides et faciles à déployer, et très peu coûteuses. Ce changement doit avoir des impacts importants...
D. C. : Effectivement. Pour quelques centaines à peine de dollars sur Facebook, vous pouvez organiser une manifestation raciste et une contre-manifestation antiraciste et vous provoquez des heurts dans une rue de Houston au Texas, ou ailleurs. Pour cela, vous créez des groupes dans lesquels vous intégrez des personnes que vous identifiez comme fragiles grâce à des analyses prédictives dans le but de les faire basculer dans le conspirationnisme et parfois commettre des actes violents.
Les opérations numériques de désinformation étrangères ont-elles des pendants dans la vie réelle ?
D. C. : Aucune opération réussie ne peut reposer uniquement sur le numérique. Nous faisons face à des régimes autoritaires qui depuis une dizaine d’années ont mis toutes leurs forces politiques, économiques, sociales et diplomatiques au service de leurs fins stratégiques. C’est une menace tout à fait inédite comme la désormais fameuse diplomatie chinoise du « loup guerrier » qui voit proliférer des propos de dirigeants chinois absolument délirants au service de la désinformation. Nos démocraties sont mal préparées à contrer une ingérence qui touche tous les champs de notre vie sociale. Le champ politique bien sûr, celui des médias avec le recours de financement de titres, mais aussi le champ académique par le biais de l’instrumentalisation des échanges universitaires et scientifiques ou encore des financements des Instituts Confucius pour encourager l’autocensure des établissements d’enseignement supérieur et de recherche occidentaux.
Comment peut-on contrer ces menaces ?
D. C. : Il faut d’abord hiérarchiser les dangers. Les ingérences extérieures ont pour effets d’amplifier nos fractures préexistantes. Elles ont donc des conséquences beaucoup plus immédiates et néfastes que les conflits intérieurs. La meilleure façon de les contrer consiste à limiter la capacité de nuisances des acteurs malveillants étrangers sans remettre en cause les principes qui fondent une démocratie : c’est-à-dire la liberté d’expression. On doit permettre d’émettre une opinion mais, en même temps, on doit se protéger d’opinions amplifiées artificiellement. Prenons l’exemple du climatoscepticisme : en 2021, selon une étude, 69 % des contenus de ce type avaient pour origine 10 pages Facebook. La première est celle du média Breitbart de Steve Bannon, suivie par les pages de médias russes ou financées par l’industrie pétrolière. Il n’est pas question de supprimer ces pages, mais la liberté d’expression ne peut être d'amplifier artificiellement des contenus.
Sommes-nous dotés d’instances efficaces pour contrer ces dérives ?
D. C. : Nous aurions besoin pour commencer d’un équivalent français du Foreign Agents Registration Act (FARA) qui, aux États-Unis, fait obligation depuis 1938 à quiconque travaille pour le compte d’un acteur étranger – dans le but de mener des opérations – de déclarer son activité sous peine de prison. Cette loi permet de rendre visible cette ingérence et, entre autres, les plusieurs centaines de millions de dollars injectés par la Russie dans des agences de relations publiques pour promouvoir son récit. Nous avons besoin d’une plus grande transparence. Je ne peux plus regarder le plateau télévisé de certaines chaînes sans avoir en tête que beaucoup de personnalités reçues sont des agents d’influence russe. Une autre question concerne les sociétés prestataires de l’État pour mener des actions d’influence. Une règle simple devrait être fixée : toute entreprise qui travaille pour les intérêts stratégiques d’un État ne devrait pas pouvoir travailler pour les intérêts stratégiques d’un autre État.
Quels sont les nouveaux outils de l’influence ?
D. C. : La grande tendance, c’est le recours à l’IA générative. Dès 2017, Vladimir Poutine avait affirmé devant des étudiants de la ville de Yaroslavl en Russie que celui qui dominerait l’IA dominerait le monde. C’est aussi la priorité de la Chine qui a des moyens plus considérables en la matière. Aujourd’hui, de très grand progrès ont été faits et ont, par exemple, permis récemment à un acteur non identifié de générer de milliers de faux audios associés à des vidéos conspirationnistes diffusées par 17 comptes TikTok et touchant plus de 330 millions de personnes en générant 14 millions de « likes » au passage. L’IA générative permet non seulement de démultiplier la rapidité et la portée des campagnes, mais également de rendre plus difficile la distinction entre le vrai et le faux, à l’image des campagnes du réseau russe Doppelgänger (à traduire de l’allemand par : le double maléfique, ndlr), qui copie la maquette d’un authentique média dont il « typosquatte » l’adresse web pour diffuser des articles désinformateurs.
Notre avenir tend vers le triomphe quantitatif du faux sur le vrai ?
D. C. : Le faux l’emportera sur le vrai parce que les robots créeront plus de trafic que les êtres humains. C’est déjà le cas. Bientôt on sera dans l’incapacité de distinguer le faux produit par des IA, du vrai produit par des humains. Le pire étant que nous sommes mal préparés à cette invasion et ses conséquences car nous avons été focalisés sur la sécurité des infrastructures matérielles et des protocoles de communication. Désormais, c’est sur le champ cognitif que se joue la guerre de l’information.
Le nouveau terrain de la guerre est à l’intérieur de nos cerveaux ?
D. C. : Oui, nous sommes en pleine guerre des récits et des narratifs, de la persuasion micro ciblée qui exploite les failles de l’esprit humain. La Chine appelle cela la « guerre intelligentisée ». Il s’agit de recourir à la guerre cognitive pour porter le conflit à l’intérieur même du cerveau.
Aux États-Unis, le Montana tente d’interdire TikTok de son territoire pour protéger les données de ses citoyens. Cela va dans le bon sens ?
D. C. : Interdire un média, même manipulateur, n’est jamais la bonne solution. On ne doit pas prendre prétexte de la lutte contre les manipulations de l’information pour porter atteinte à nos libertés fondamentales : la liberté d’expression, la liberté d’opinion et la liberté d’informer. En revanche, il est fondamental à mes yeux de prendre conscience de la menace inédite représentée par cette plateforme qui est, de fait, subordonnée aux intérêts stratégiques du parti communiste chinois. Non seulement elle est un outil de collecte massive de données, mais elle est aussi et surtout une arme au service de la guerre cognitive menée par les propagandistes chinois. TikTok représente la revanche historique de la Chine sur la guerre de l’opium. Aux Chinois shootés à l’opium succèdent désormais des Occidentaux shootés à des vidéos distrayantes entrecoupées de vidéos de propagande. TikTok est la plateforme la plus addictive, conçue moins pour générer des revenus que pour subvertir les esprits de ses utilisateurs.
Pourtant, vous ne prônez pas son interdiction.
D. C. : Toute mesure attentatoire aux libertés non seulement renforce la défiance au sein de nos sociétés mais donne prétexte aux régimes autoritaires pour se dédouaner de la censure qu’ils imposent à leur propre population. Je ne prône pas davantage son interdiction que je crois dans la possibilité effective de réguler une plateforme qui s’est montrée plus d’une fois non-coopérative. Les politiques successives défendues par la Commission européenne à l’égard des plateformes, l’autorégulation puis la régulation, ont montré leurs limites. Aujourd’hui, face à la menace inédite que représentent la manipulation de masse, la dégradation de l’intégrité de certaines plateformes comme X-Twitter et l’essor de l’intelligence artificielle, je plaide plutôt pour la création, de toute urgence, à l’échelle européenne, d’un réseau social de service public, qui ne reposerait pas sur un modèle économique publicitaire, n’exploiterait pas les données personnelles de ses utilisateurs à des fins de ciblage et ne permettrait pas le recours à l’amplification artificielle des contenus. Une « safe zone » numérique, en d’autres termes, sur laquelle les règles en vigueur en Europe (RGPD, DMA, DSA) seraient appliquées by design et qui garantirait à ses utilisateurs l’exercice de leur liberté d’expression et d’opinion. Une telle plateforme réduirait mécaniquement la diffusion de la désinformation, des théories du complot et des contenus violents et mettrait nos esprits et ceux de nos enfants à l’abri des ingérences étrangères et des manipulations massives de l’information.
À LIRE : David Colon, La Guerre de l'information, Les États à la conquête de nos esprits, Tallandier, 2023
Bravo...