
Réputé pour pousser du contenu plus « intelligent » et mieux modéré que TikTok, Douyin, la version chinoise de la plateforme vidéo, offre surtout du divertissement bon marché et une bonne dose de propagande.
En novembre 2022, les États-Unis sont en plein regain de tensions avec la Chine, et l’administration Biden met une pression maximale sur ByteDance, maison mère de TikTok, avec une menace d’interdiction sur tout le territoire. Dans les médias, au même moment, on voit fleurir une quantité d’articles évoquant TikTok comme un outil de déstabilisation politique et de propagande, mais aussi comme une machine de guerre cognitive qui rendrait les enfants idiots et accros à de petites vidéos stupides.
La bonne réputation de Douyin
Ce propos est particulièrement appuyé par Tristan Harris, un ancien designer de chez Google devenu lanceur d’alerte sur les questions d’éthique des plateformes sociales. Dans un reportage réalisé pour l’émission 60 Minutes, il explique que Douyin, la version chinoise de TikTok, limite le temps de visionnage à une quarantaine de minutes pour les moins de 14 ans et propose un contenu plus éducatif que la version occidentale, qu'il compare à de la drogue. Pour ce spécialiste de l'éthique de la persuasion humaine, cette stratégie inciterait les jeunes à devenir influenceurs plutôt qu’ingénieurs ou astronautes, dans une sorte de revival des guerres de l’opium, un épisode datant du milieu du XIXe siècle durant lequel les Britanniques ont inondé la Chine d’opium pour compenser un déséquilibre commercial causé par l'importation de thé.
Depuis cet épisode, TikTok se traîne une sale réputation tandis que sa version chinoise serait le contre-exemple parfait. Dans les faits, il est difficile de savoir si la version chinoise réservée aux moins de 14 ans présente vraiment du contenu différent. Pour y accéder, il faut s’inscrire soit avec un numéro de téléphone chinois, soit via une plateforme chinoise tierce qui vérifie votre identité ainsi que votre âge. En revanche, il est tout à fait possible de télécharger l’application de Douyin et d’observer à quoi ressemble vraiment le contenu chinois. Nous avons fait l’expérience et voilà ce que nous avons trouvé.
Tout filmer, partout, tout le temps
Scroller Douyin est une expérience qui ressemble beaucoup à celle de TikTok. L’interface est strictement semblable, les petites vidéos s’enchaînent en scrollant…, mais il y a un petit twist. Le contenu des vidéos qui apparaissent dans les premières heures d’utilisation de la plateforme offre une « ambiance » culturelle très différente. Ceux qui ont expérimenté TikTok savent que les premières vidéos qui apparaissent sont souvent des challenges, des playbacks et des jeunes filles qui dansent. Sur la version chinoise, la première chose qui frappe, c’est l’aspect « brut » des vidéos. Beaucoup d’utilisateurs se filment au travail, dans leurs activités domestiques, ou capturent ce qu’ils voient dans la rue. On tombe facilement sur des travailleurs en usine qui documentent leurs gestes répétitifs (une tendance que l’on trouve parfois dans des lives TikTok), des repas pris seuls, ou des scènes d’accident parfois violentes.
Pour Julien Breitfeld, consultant indépendant en innovation et transformation numérique qui utilise régulièrement Douyin, cette manie de filmer tout et n’importe quoi est liée à l’accès relativement récent aux smartphones. « Tout le monde a un téléphone portable en Chine, mais cela reste une technologie assez nouvelle pour eux, explique-t-il. Au début, vers 2015, cela s’est répandu dans ce qu’ils appellent les villes de tiers 1 et 2, c’est-à-dire les grandes agglomérations de 10 à 15 millions d’habitants. Pendant cette période, c’étaient surtout des influenceurs qui produisaient du contenu. Depuis, le phénomène s’est généralisé et tout le monde participe. Ils sont passés d’un monde médiatique très centré sur la télévision, avec ce que cela implique en termes de censure et de propagande, à un monde où tout peut être filmé et diffusé. Ils passent aussi d'une société traditionnelle familiale à une société où l’individu est unique et expérimente sa singularité par l’intermédiaire de la vidéo. »
Tutos, traditions et propagande
L’une des particularités saillantes de ce contenu fourre-tout reste l’aspect « éducatif » de certaines vidéos. Beaucoup de vidéos semblent destinées aux enfants et les préviennent des dangers qu’ils peuvent encourir. On leur rappelle de bien regarder avant de traverser la route, ou de ne pas toucher une ligne électrique tombée à terre. On trouve aussi beaucoup de tutos apprenant comment fabriquer un piège à rats avec une pile et deux fils électriques, ou comment faire un ramasse-miettes avec un sèche-cheveux, ou un masque anti-Covid. Ces vidéos rappellent inévitablement les contenus de type « 5-minutes hacks » qui inondaient Facebook et Instagram pour drainer du clic. Mais à la différence de ces productions sorties d’usines à contenu, ces vidéos semblent vraiment utiles pour le public chinois, notamment ceux qui habitent à la campagne et qui ont accès à beaucoup moins d’objets manufacturés.

L’éducation ne passe pas seulement par des tutoriels rigolos. Douyin est littéralement rempli de vidéos moralisatrices ou grandiloquentes mettant l’accent sur les relations familiales, l’entraide, le savoir-faire ancestral et l’ordre. On filme des grands-parents en larmes quand ils voient arriver leurs petits-enfants qu’ils n’avaient pas vus depuis longtemps, des gens en mauvais état à l’hôpital après un accident, ou bien des citoyens modèles qui aident les personnes en difficulté à traverser la rue ou à se relever après une chute. La place des traditions et du savoir-faire est aussi très importante. Des artisans/influenceurs chinois produisent des vidéos longues de 10 ou 15 minutes, les montrant en train de préparer une recette complexe ou de fabriquer un objet en terre cuite. Ce contenu bien produit et captivant se trouve d’ailleurs régulièrement copié sur Douyin et transféré sur TikTok dans des versions recoupées.

On trouve aussi pléthore de vidéos de propagande produites directement par des commissariats qui ont des comptes sur la plateforme. On y voit des interventions parfois musclées, des arrestations ou des gens dirigés vers une prison avec l’affichage public de leurs crimes. Les policiers assurent une autopromotion constante avec des clips héroïques en train de recevoir des médailles ou d’aider des citoyens. Comme le souligne Julien Breitfeld, cette propagande peut aussi concerner les pays occidentaux. « La plupart des vidéos qui parlent d’Europe ou des États-Unis le font avec un prisme négatif, explique-t-il. Quand on regarde Douyin, on a l’impression que le reste du monde est une no-go zone dangereuse pleine d’émeutes et de catastrophes naturelles. »

Quand on met de côté ces vidéos premier degré et la propagande, Douyin fait aussi office de télévision diffusant de nombreuses œuvres de fiction, de manière plus ou moins légale. Comme sur TikTok, on y trouve beaucoup de films américains ou asiatiques résumés en quelques minutes et racontés avec une voix off générée par IA. Cette diffusion pirate s’accompagne de véritables mini-séries, des « dramas », qui peuvent durer plus que les 3 ou 4 minutes de vidéo auxquelles on est habitué sur TikTok. La grande partie de ces fictions ressemble à des soap operas ou des telenovelas avec des histoires d’amour impossibles et des intrigues familiales. Il est aussi possible de trouver des séries à l’humour absurde et potache comme Detective Mom.
Une plateforme bien muselée
Même en ne passant que quelques heures sur la plateforme, les différences culturelles entre TikTok et Douyin sautent aux yeux. L’application chinoise présente un contenu beaucoup plus homogène, éducatif et « premier degré » que son pendant occidental. Faut-il alors voir TikTok comme une machine à rendre idiot, comme le dénonce Tristan Harris ? La réponse n'est pas aussi tranchée. TikTok n’est plus seulement ce réservoir de playback et de challenges dansants, c’est aussi devenu une plateforme de commentaires d’actualité et de politique. Même si cette « place publique » est un Far West perclus de rumeurs et de désinformation, elle n’a pas d’équivalent sur Weibo. « C’est une question de choix politique, analyse Julien Breitfeld. Sur Douyin, il n'y a pas de polémique ou de commentaire politique, car c’est considéré comme un “hate crime” et c’est aussitôt censuré ou déréférencé par le gouvernement. Il n’y a pas non plus d’anonymat ou de contenus LGBT. Une vidéo peut être considérée comme illégale, et l’utilisateur qui l’a postée peut voir débarquer la police à son domicile très facilement. Cela donne un aspect très lisse à cette plateforme, et on n'y verra jamais d’images d’évènements politiques ou de manifestations. »
Ça m'intéresse de voir leur culture, est ce que je peux m'inscrire avec ma pièce d'identité française pour pouvoir accéder à douyin ?
tres interessant. article a cheval entre le marketing et la géopolitique. merci