
Sous couvert de protéger la jeunesse des dangers du Web et de la pornographie, les nouvelles législations qui imposent une interdiction d'accès aux réseaux pour les moins de 15 ans semblent surtout imposer un puratanisme aux accents victorien.
2025 semble être l’année où l’on a décidé de protéger coûte que coûte les mineurs des effets néfastes des réseaux sociaux et de la pornographie. Un peu partout dans le monde, les débats publics, mais aussi les législations, semblent collectivement converger vers une régulation drastique de l’accès aux plateformes pour les moins de 15 ans. Alors que l’idée de protéger les jeunes des effets néfastes des réseaux sociaux est devenue évidente, la manière de faire a de quoi interroger. Car, à bien y regarder, ce grand mouvement législatif ressemble surtout à une forme de confiscation pure et simple du Web pour les mineurs, accompagnée d’une mise au pas de l’anonymat en ligne.
Fermeture des barrières
Pour y voir plus clair, faisons un rapide tour du monde des législations en cours. En Australie, pays qui semble être le plus en avance sur ce point, les plateformes de Meta ainsi que TikTok, Snapchat, YouTube et X devront mettre en œuvre une restriction d’accès pour les utilisateurs de moins de 16 ans à partir de ce mois de décembre. D’autres réseaux comme la plateforme de chat privé Kick et le forum Reddit viennent juste de rejoindre ce groupe, qui compte aussi les grandes plateformes pornographiques. Côté technique, l’Australie compte faire peser cette vérification de l’âge sur les moteurs de recherche de Google et Microsoft.
Aux États-Unis, un projet de loi bipartisan intitulé Kids Off Social Media Act envisage une interdiction stricte des moins de 13 ans sur les réseaux sociaux, ainsi qu’une restriction d’accès aux réseaux et appareils présents dans les établissements scolaires publics – un vrai retournement quand on sait qu’il s’agit du premier pays à avoir déployé Internet dans les écoles dans les années 1990. Par ailleurs, 21 États américains ont mis en œuvre des obligations de vérification d’âge pour les plateformes pornographiques, à base de photos d’identité, d’analyse biométrique ou d’empreinte bancaire.
En Europe aussi, le mouvement se poursuit
Début octobre, au Danemark, la Première ministre Mette Frederiksen a déclaré devant le Parlement que le pays allait interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans. Même chose pour la Norvège, où le Premier ministre Jonas Gahr Støre a annoncé qu’il imposerait une limite d’âge minimale d'accès à 15 ans sur les médias sociaux, contre 13 ans auparavant.
Au Royaume-Uni, les choses sont plus complexes. La diffusion de la série Netflix Adolescence a enflammé le débat public et mis sur le devant de la scène la proposition de loi Protection of Children (Digital Safety and Data Protection) Bill, déposée par le député travailliste Josh MacAlister. Ce projet visait à exclure les moins de 16 ans des algorithmes de recommandation personnalisés des plateformes, afin de limiter l’exposition des mineurs aux contenus nocifs et aux boucles algorithmiques addictives. Le projet a toutefois été vidé de sa substance en mars 2025 face à une autre loi adoptée au même moment, intitulée Online Safety Act. Cette dernière, entrée en application en juillet dernier, se concentre sur l’obligation de mettre en œuvre des mesures strictes de vérification de l’âge pour les sites hébergeant des contenus violents ou pornographiques, ou des forums non modérés.
Pendant ce temps, en France
En France, la situation est assez confuse, avec la publication d’un rapport parlementaire en septembre 2025 qui préconise, entre autres, une interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, ainsi qu’un couvre-feu numérique pour les 15-18 ans, de 22 h à 8 h du matin. Or la loi du 7 juillet 2023 avait déjà instauré la mise en place d’une « majorité numérique » à l’âge de 15 ans, avec une interdiction d’inscription sans autorisation parentale. Cette dernière n’a toutefois jamais été appliquée, faute d’un décret d’application et de l’aval de la Commission européenne. Le 10 juin dernier, Emmanuel Macron avait déclaré qu’il souhaitait voir la mise en place d’une interdiction harmonisée des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans à l’échelle de l’Union européenne. Cet appel de la France a été suivi par six autres pays européens, dont le Danemark et Chypre, qui assureront les deux prochaines présidences tournantes du Conseil de l’UE. À défaut d’accord européen dans quelques mois, la France a annoncé qu’elle pourrait mettre en œuvre seule cette interdiction.
En attendant une possible mise en application de cette interdiction, une autre loi, dite SREN, adoptée en mai 2024, est entrée en application cette année. Elle donne les moyens à l’Arcom de sanctionner et de bloquer les sites pornographiques si ces derniers ne mettent pas en place un système de vérification de l’âge. Si la plupart des plateformes les plus connues se sont conformées à la loi en instaurant un système de vérification par carte d’identité ou par données biométriques du visage, les sites très populaires Pornhub, YouPorn et RedTube, appartenant au groupe canadien Aylo, ont préféré fermer leurs services en France, craignant le piratage des données privées de leurs utilisateurs.
« Mais est-ce que quelqu’un pense aux enfants ? »
Cette agitation législative ne vient pas de nulle part. Depuis la période post-confinement, et notamment la publication des Facebook Files rassemblés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen en 2021, les pouvoirs publics ont été forcés de reconnaître le caractère possiblement toxique des réseaux sur la santé mentale des plus jeunes. S’ajoute à cela une série de procès contre Meta et ByteDance, intentés par des parents dont les enfants ont subi du harcèlement ou se sont suicidés. En Grande-Bretagne, l’apparition de figures masculinistes toxiques comme Andrew Tate dans la culture commune des adolescents, ainsi que plusieurs faits divers liés à des agressions au couteau, ont rapidement été pointés du doigt comme la conséquence d’une surconsommation de smartphones. En France aussi, le discours accusateur vis-à-vis du Web et des jeux vidéo n’est jamais très loin. En 2023, lors des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, le président Macron a accusé les jeux d’intoxiquer les jeunes, avant de s’excuser de sa formulation et de changer de cible vers les réseaux sociaux.
L’algorithme et les bulles de filtre des plateformes sociales sont bien évidemment critiquables. Mais elles jouent aussi le rôle de coupable idéal qui fait oublier un point essentiel : le manque de modération de certains contenus toxiques. Faute de pouvoir véritablement réguler les médias sociaux, les États semblent donc se rabattre sur une obstruction de ces derniers. Ce sursaut restrictif est d’ailleurs jugé par Alex Beattie, maître de conférences en médias et communication à l’université Victoria de Wellington, comme un tournant culturel et moral qu’il compare à l’ère victorienne. Dans un article publié sur The Conversation, il explique qu’on profite de la panique morale liée au wWeb pour brosser un portrait caricatural des adolescents connectés. Spectateurs passifs, incapables de critiquer les contenus qu’ils ingurgitent, ou bien totalement accros au défilement des vidéos, les adolescents finiraient forcément avec des troubles mentaux liés à Internet. Cette image du jeune perdu est notamment véhiculée par des best-sellers comme The Anxious Generation du psychologue Jonathan Haidt, qui participe largement au mouvement de régulation par l’âge. L’idée principale du livre est que les réseaux sociaux accentuent les comportements performatifs et la dysrégulation émotionnelle chez les jeunes. En assurant une présence en ligne, les adolescents se feraient corrompre et verraient leur santé mentale fragilisée.
Santé mentale et réseaux sociaux : it’s complicated, en fait
Ce portrait-robot de la jeunesse ne fait pourtant pas l’unanimité. C’est ce qu’explique la chercheuse Anne Cordier, enseignante-chercheuse au Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine, et coautrice du récent ouvrage : Faut-il interdire les réseaux sociaux aux jeunes ? « Ce qui est frappant, c’est la manière dont cette vision de “génération anxieuse” s’est imposée comme un discours dominant, presque indiscutable, indique-t-elle. Les critiques de cette vision sont difficilement audibles alors que la recherche se veut plus nuancée sur cette question. Certains usages des écrans et des réseaux sociaux peuvent effectivement perturber le sommeil, en temps comme en qualité et peuvent augmenter des risques liés à l’humeur, ou encore à certaines conduites problématiques. Mais ces effets sont très hétérogènes et les mécanismes en jeu sont beaucoup plus complexes qu’on ne le dit souvent. On parle souvent de “vulnérabilités associées” : autrement dit, les usages problématiques des écrans et des réseaux sociaux tendent à amplifier des risques déjà présents, eux-mêmes liés aux fragilités personnelles des individus et au contexte social. »
Derrière cette simplification du sujet et cette volonté de restreindre les réseaux, Anne Cordier perçoit surtout un besoin de contrôle et de surveillance de la jeunesse. « On mobilise des termes profondément autoritaires et militarisés comme “couvre-feu”, par exemple, indique-t-elle. En transposant ce terme dans le champ éducatif ou familial, on installe un imaginaire de coercition et de peur. Au fond, cela traduit une vision très infantilisante, très méfiante même. On a l’impression que le numérique est un ennemi à neutraliser et que les jeunes doivent avant tout être contenus, plutôt que compris. »
Beaucoup de bruit pour rien ?
Au-delà des considérations politiques, ces restrictions d’accès ont déjà des conséquences techniques. La première, et la plus évidente, c’est la fuite en avant des utilisateurs, plus ou moins jeunes, face aux nouvelles modalités de contrôle qui se mettent en place. Juste après la fermeture de Pornhub en France, en juin dernier, les fournisseurs de VPN (des logiciels permettant de contourner les blocages numériques) ont déclaré avoir vu leurs ventes exploser (+ 1000 % pour ProtonVPN et + 170 % pour NordVPN). Même sans cet outil, de nombreux sites – dont les pratiques de modération sont parfois moins strictes que celles des enseignes du X les plus connues – restent encore accessibles sans vérification d’âge. Même chose pour certaines plateformes comme Reddit ou Discord, qui comportent de très nombreuses sections et serveurs diffusant de l’imagerie pornographique.
Ces usages dénotent aussi un vrai manque de confiance vis-à-vis des applications tierces censées vérifier l’identité des utilisateurs. Cette méfiance est d’ailleurs justifiée si l’on se fie aux rapports mis en ligne par AIforensik, un organisme spécialisé dans la violation des droits numériques. Dans deux études récentes, l’agence épingle les systèmes de vérification d’âge AgeGO et AgeVerif, utilisés depuis août 2025 par des sites comme XNXX, XVideos ou Tukiff. Dans le premier cas, le dispositif transmet à AgeGO le site consulté et l’URL exacte de la vidéo visionnée, avant même le consentement de l’utilisateur. Pire : lors du contrôle par selfie, le flux vidéo est envoyé directement à Amazon Web Services (AWS), exposant l’adresse IP et d’autres métadonnées sans que cela soit clairement indiqué. Pour le cas d’AgeVerif, cet outil présenté comme indépendant est en réalité lié aux sites pornos qu’il est censé contrôler via un réseau d’entreprises communes en Europe. Son algorithme, fondé sur un modèle obsolète et biaisé, commet de fortes erreurs, notamment à l’encontre des personnes à la peau foncée – et un simple cookie suffit à contourner la vérification.
Quant à la solution Yoti, privilégiée pour identifier les utilisateurs de sites pornographiques et de réseaux sociaux via la reconnaissance faciale, elle reconnaît que les tests qu’elle a conduits ne sont pas toujours probants. D’après les informations publiées par Libération, 34 % des 14 ans et 73 % des 15 ans étaient identifiés à tort comme ayant 16 ans. Résultat des courses : l’Australie, qui était en pointe sur le sujet, a demandé aux plateformes sociales de ne pas vérifier l’âge des utilisateurs, mais plutôt de « prendre des mesures raisonnables » pour bloquer 1,5 million de comptes concernés par l’interdiction. À ce stade, on ne sait plus très bien si les enfants sont sauvés des vilains réseaux sociaux ou simplement livrés à un chaos réglementaire aussi inutile que dangereux.






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