
Dans L'affaire Madame : Anatomie d'une fake news, la journaliste Emmanuelle Anizon décortique la rumeur qui accable Brigitte Macron et nous livre un passionnant témoignage sur les milieux du complotisme français.
Enfermés dans des bulles de filtres, abreuvés de faits « alternatifs » et en défiance vis-à-vis des institutions politiques ou médiatiques, les complotistes sont souvent présentés comme une frange radicale avec laquelle il n'est plus possible de dialoguer. C'est pourtant ce qu'a tenté de faire la grande reporter de L'Obs Emmanuelle Anizon. Dans son livre, L'affaire Madame : Anatomie d'une fake news, publié chez Studifacts, elle raconte les mois passés aux côtés de Natacha Rey, l'internaute à l'origine de l'une des plus grosses fake news françaises, à savoir la rumeur selon laquelle Brigitte Macron serait un homme du nom de Jean-Michel Trogneux, nom de son frère, qui aurait changé de sexe en secret. À travers le portrait de celle qui se présente comme une « journaliste indépendante », Emmanuelle Anizon remonte à la source de cette rumeur, mais raconte aussi les coulisses étranges et complexes du petit milieu complotiste français. On lui a demandé de nous en dire plus.
Dans votre livre, vous utilisez le mot « défiants » pour évoquer les personnes responsables de colporter la théorie complotiste sur Brigitte Macron. Pourquoi avoir utilisé ce terme ?
Emmanuelle Anizon : Je trouve que le mot « complotiste » est un terme surplombant qui juge et qui exclut. Il y aurait d'un côté les complotistes et puis ceux qui détiendraient la vérité. Avec ce livre, j'ai souhaité plutôt raconter qui sont ces gens. Or, il y a plein de nuances dans le spectre de la défiance. Pendant le Covid, on a pu le constater, il y avait tout un nuancier entre ceux qui mettaient en doute l’efficacité du vaccin et ceux qui estimaient qu'ils avaient été faits pour tuer l’humanité. Mais on peut rassembler sous le terme de « défiants » ces gens qui sont réunis par une défiance commune vis-à-vis des institutions, des pouvoirs politiques, économiques et médiatiques.
Ce milieu nourrit aussi une défiance à l'encontre des médias et des journalistes. Comment avez-vous pu les approcher ?
E. A. : J’ai suivi le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et j’ai gardé de nombreux contacts. Certains d’entre eux sont liés avec des milieux dit "complotistes" et comme Natacha Rey – la femme qui est à l’origine de cette rumeur – a soutenu ce mouvement, on a pu établir des ponts. Par ailleurs, j’ai aussi travaillé sur des affaires de pédocriminalité et ce sont des sujets très importants pour cette communauté. Ça m’a servi de point d'accroche, pour ainsi dire. Il a tout de même fallu attendre 6 mois pour qu’elle me réponde, mais une fois le contact établi, elle m’a ouvert son monde.
Vous racontez que Natacha a plongé, pendant plusieurs années, dans ce qu'elle pensait être un mensonge d'État autour de la personne de Brigitte Macron. Comment est-elle tombée dans ce terrier de lapin ?
E. A. : Quand Emmanuel et Brigitte Macron sont arrivés à la Présidence, le couple qu’ils formaient a généré beaucoup de rumeurs sur Internet. On a vu passer des moqueries sur l'âge de Brigitte Macron qui a 24 ans de plus qu'Emmanuel et sur son physique que l’on comparait, de manière misogyne, à Amanda Lear ou Patrick Juvet. Dès le départ, cette relation qui semble avoir démarré quand Emmanuel était très jeune a interpellé les défiants qui sont extrêmement sensibles aux histoires de pédocriminalité. Par ailleurs, les journalistes qui ont travaillé sur la biographie de Brigitte Macron disaient tous qu’ils avaient heurté un mur de silence quand ils ont voulu aller sur la première partie de sa vie et son premier mariage. Or le silence nourrit aussi la défiance chez des gens qui sont habitués à creuser la moindre petite information. C’est ce qui a donné envie à Natacha de mener son enquête. Elle ne l'a pas fait pour chercher la lumière médiatique : elle s'efface derrière son travail et se voit vraiment comme une lanceuse d'alerte.
Cette enquête semble piocher dans un gigantesque fatras d’idées de l’extrême droite homophobe et transphobe jusqu'aux sphères complotistes. Y a-t-il un fond idéologique derrière ?
E. A. : Justement, c'est un vrai fatras. On trouve des références très explicites aux idées du mouvement QAnon selon lesquelles les élites sont toutes dévoyées, mais aussi une idée selon laquelle on assisterait à une sorte d’inversion de valeurs vues comme traditionnelles et catholiques concernant la banalisation de l’homosexualité et de la transidentité par exemple. Évidemment, il y a des relents d'extrême droite dans tout ça, mais c’est aussi plus compliqué. Autour de Natacha, il y a par exemple un couple de jeunes homosexuels persuadés que Brigitte est un homme. On trouve aussi des gens de gauche qui travaillent main dans la main avec des gens qui ont des idées totalement opposées. C’est donc plus complexe qu’une simple question d’homophobie ou d'extrême droite. Nous sommes dans un monde où tous nos repères politiques sont brouillés. La défiance n’est pas construite idéologiquement. Même Natacha n’arrête pas de me dire qu'il n'y a plus de repères dans ce monde et qu’elle souhaiterait en avoir. Elle est d'ailleurs devenue croyante et pratiquante.
Qu'est-ce qui a causé ce manque de repères, selon vous ?
E. A. : Les références politiques, historiques, structurelles, syndicales ou encore familiale tout ça a complètement explosé. Donc, il y a des gens qui sont effectivement en perte de repères et qui ont décidé de se reconstruire un monde parallèle et une communauté au sein de laquelle ils se sentent mieux. Si on prend l'exemple de Natacha Rey, c'est une citoyenne lambda avec un univers assez restreint, surtout après avoir quitté son petit ami et son travail. Cette femme qui avait un petit réseau social s'est retrouvée entourée d'une communauté très importante. En ce moment, elle m'envoie des messages de soutien qu'elle reçoit depuis que l'affaire est relancée. Elle est en communication avec des gens de la France entière et dont les profils sociologiques sont très divers.
Entre « défiants », vous racontez des drames voire même des arnaques ? C'est un milieu difficile ?
E. A. : Effectivement, j'évoque notamment Xavier Poussard, un proche d'Alain Soral qui gère la revue d'extrême droite, Faits et documents, qui a publié l'enquête de Natacha Rey sur cinq numéros qui se sont très bien vendus et cette dernière s'est fâchée avec lui car elle s'est plaint de ne pas avoir touché un centime dessus. Les gens qui sont très défiants le sont aussi les uns par rapport aux autres. Il existe des groupes de "brigitologue" sur Telegram qui s'opposent sur l'affaire Brigitte Trogneux. Il y en a toujours un qui va être suspecté d'être dans ce qu'ils appellent « l'opposition contrôlée », comme ils disent. Donc, effectivement, c'est une famille très pointilleuse et avec beaucoup de fâcheries.
Dans votre livre, on croise des personnalités médiatiques qui se prétendent journalistes ou réinformateurs comme Zoé Sagan, un troll iconoclaste qui a relancé l'affaire Trogneux sur Twitter (son compte a été supprimé depuis). Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce personnage ?
E. A. : Zoé Sagan, c'est avant tout un personnage inventé par Aurélien Poirson-Atlan, un ancien publicitaire et auteur de romans. C'est ce qu'on pourrait appeler un semi-complotiste qui se voit comme un lanceur d'alerte qui lance des histoires très virales sur Twitter, dont certaines sont vraies et d'autres totalement fausses. Il revendique le concept "d'infofiction". Il a notamment relayé l'affaire Cauet et l'affaire Gérard Miller quand les témoignages sont arrivés, mais il a aussi beaucoup relayé cette histoire autour de Brigitte Macron. Il a l'air de s'amuser à semer le doute dans les esprits. Il travaille main dans la main avec Xavier Poussard alors qu'il se semble plus positionner à gauche, ce qui montre encore le brouillage des repères. Je me demande pourquoi il n'est pas enseveli sous des tonnes de plaintes pour diffamation - lui-même s'en étonne. Je n'arrive pas à comprendre comment il gagne sa vie. Il peut y avoir des jeux d'influence politique qu'on ne connaît pas.
Face à la montée de la rumeur autour de Brigitte Macron, la réaction a été très judiciaire.
E. A. : Quand il y a des fake news comme ça, la règle de la base, c'est de ne pas réagir. Et c'est le choix que m'a expliqué l'avocat de Brigitte Macron. Mais le premier live Facebook de Natacha Rey en décembre 2021 a eu un tel écho, même au niveau international, que Brigitte Macron a été obligée de répondre sur un plateau de télévision, puis de manière juridique avec une plainte pour diffamation. Mais depuis, le silence est de nouveau installé. J'aurais vraiment voulu qu'il y ait un échange entre ces deux femmes, mais on n'en est plus là aujourd'hui. Il existe une défiance énorme à cause d'un manque de transparence politique vis-à-vis des scandales sanitaires, économiques et même sexuels qu'on a pu voir avec les nouvelles affaires MeToo. Même si cette défiance aboutit à des affirmations folles et regrettables, il existe un terreau qui doit être soigné, sinon on n’y arrivera pas. C'est le sens de ce livre. Il faut ouvrir un dialogue avec ce monde parallèle. Car plus on le dénigre et plus on l'ignore, plus il grossit.
Est-ce que Natacha Rey a lu votre livre et tiré quelque chose de vos échanges ?
E. A. : Natacha Ray ne va pas bien. Elle est malade, et donc, elle est à fleur de peau. Elle n'a pas voulu lire le livre parce qu'elle avait peur d'être trop remuée. En revanche, son entourage l'a lu et lui en a parlé. J'ai eu aussi pas mal de retours de la communauté. Beaucoup reconnaissent l'honnêteté de ma démarche et du portrait qu'il est rendu d'eux. C'est plutôt vu comme une porte entrouverte. On n’est clairement pas sur la même rive, car je ne vais pas dans leur sens, mais l'idée d'échange et de raconter sans caricature a été reconnue.
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