
Comment lutter contre les « déserts assurantiels » ? L'assurance va-t-elle devenir un luxe ? Au moment où la question de l'adaptation monte en puissance dans le débat public, gros plan sur les enjeux d'un secteur en première ligne de l'urgence climatique. Spoiler : il va falloir changer de logiciel – et ceci, dans un contexte de nervosité palpable.
La lutte contre le changement climatique a longtemps été vue sous le prisme de l’atténuation, qui s’attelle à répondre à la question suivante : comment réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’origine de ce dérèglement ? Si « chaque fraction de degré compte » pour contenir le réchauffement, cette seule approche ne suffit plus. En plus des causes, il faut aussi en adresser les conséquences. C’est la question de l’adaptation. Longtemps considérée comme le « parent pauvre » des politiques climatiques, voire leur « cousin honteux » , elle monte aujourd’hui en puissance dans le débat public, notamment sous l’impulsion du ministre de la Transition écologique, qui en a fait un maître-mot de sa mandature.
L'assurance en bonne place dans le PNACC-3
« Sortir du déni » , « sonner la mobilisation générale » … Christophe Béchu ne s’économise pas sur les mots quand il s’agit de l’adaptation climatique. De fait, outre le choix politique que constitue cette priorisation, une France à + 4 degrés n’est plus de l’ordre d’une éventualité à la survenue aléatoire, mais désormais une certitude : le scénario tendanciel du GIEC anticipe une hausse des températures de + 3 degrés à l'horizon 2100, soit + 4 degrés en France métropolitaine.
L’adaptation est-elle le signe de notre impuissance à contrer le changement climatique ? Les penseurs critiques considèrent qu'elle constitue aussi un champ de luttes politiques à investir, mais il n’en demeure pas moins que « nous devons nous adapter ». Le plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) s’inscrit donc, aux côtés de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) pour l’atténuation, comme l’outil de référence pour ces questions. Lancé en janvier 2024, son troisième volet (PNACC-3) devrait être dévoilé à l’été, avec une cinquantaine de mesures. Et celles concernant l’assurance y figureront en bonne place. Car face au mur climatique, le secteur est en première ligne. Et lui aussi, va devoir s’adapter.
L'inassurabilité, le nouveau tabou
Inondations, sécheresse, tempêtes, grêle… Les aléas climatiques, de plus en plus intenses et fréquents, ont coûté 6,5 milliards d’euros au secteur l’année dernière. Selon le bilan annuel de l’organisation France Assureurs, la facture 2023 se classe en troisième position après 1999 et ses tempêtes (16,6 milliards d’euros) et 2022, sa sécheresse et sa grêle (10,6 milliards d’euros). Le phénomène mieux connu de retrait-gonflement des argiles met en péril une maison sur deux en France, entraînant fissures, affaissement des sols, menuiseries inopérantes… Et la « douloureuse » des calamités à venir ne risque pas de baisser, au contraire : toujours selon la fédération professionnelle, qui parle d'un « changement d'échelle manifeste », le coût des dommages associés au dérèglement climatique pourrait doubler d’ici à 2050, passant de 73 milliards à 143 milliards d’euros. Selon le groupe d’assurances Covéa, les pertes liées aux crues pourraient croître de 130 % d’ici 2050.
Face à ces ordres de grandeur, le spectre de l’inassurabilité n’est plus une vue de l’esprit. Explosion des primes, résiliations… Comme L’Humanité le titrait dans un décryptage de décembre dernier, l’assurance [habitation] est-elle en passe de devenir « un produit de luxe » ? Entre 2010 et 2023, les cotisations en France ont bondi de 40 %. Ce que les experts appellent les « déserts assurantiels » est déjà une réalité – et plus seulement en Californie ou en Floride, où le retrait de certains assureurs avait fait grand bruit en 2023. Et le phénomène ne touche pas que les particuliers, mais aussi les collectivités. En France, les communes qui ont vu leur contrat d'assurance résilié s'élèveraient à un millier a minima, selon l’Association des maires de France, qui parle d’un « sujet tabou » dans un reportage à TF1.
D’autres collectivités, si elles n’ont pas été éjectées par leur assureur, doivent faire face à des augmentations astronomiques de leurs cotisations : à Concarneau par exemple, la facture de l’agglomération a pris + 338 % pour la responsabilité civile et + 415 % pour l’assurance dommages aux biens, selon Ouest France. Certaines communes finissent même par s’auto-assurer, comme Les Sables d'Olonne en Vendée, en épargnant pour couvrir des dommages à venir – les privant d’autres investissements, tout en les mettant à risque pour les gros sinistres. D’autres cherchent carrément la solution à l’étranger : le maire de Dinan, abandonné par son assureur fin 2023, a trouvé une solution auprès de deux assureurs, l’un japonais et l’autre, américano-britannique, au prix de franchises très élevées. Didier Léchan, édile de la sous-préfecture des Côtes d’Armor, en a profité pour tirer la sonnette d’alarme sur ce phénomène qui touche 10 % des communes en France.
Il faut sauver le soldat Cat' Nat'
Alors dans ce contexte où la nervosité devient palpable, comment adapter le système assurantiel face à l’évolution des risques climatiques ? C’est justement le titre du rapport Langreney remis à Christophe Béchu et à Bruno Lemaire, ministre de l’Economie, en décembre 2023 – mais dont les conclusions n’ont été rendues publiques qu’en avril dernier. Un retard que certains ont analysé via la difficulté à faire cohabiter, sur une même séquence politique, le sujet avec le recul (ou le « choc de simplification » , selon le point de vue) sur les normes environnementales opérées en réponse à la crise agricole du début de l'année... Son analyse et ses préconisations, qui viendront nourrir le PNACC-3, donnent pourtant un bon aperçu des enjeux à relever, pour qui est attaché à préserver la pérennité de notre modèle. Selon Thierry Langreney, ex-directeur général adjoint des activités d’assurances du Crédit Agricole et président de l’association Les Ateliers du futur à la tête de la mission, la « raison d’être » de ce rapport est tirée par deux nécessités : la nécessité de renforcer la décarbonation des portefeuilles des assureurs au moyen de « politiques ambitieuses », mais aussi celle d’adresser cette fragilité de plus en plus prégnante de certains territoires face au défaut d’assurance.
Parmi les recommandations clés, le rapport préconise le rééquilibrage financier du régime d’indemnisation catastrophes naturelles, avec un ajustement des primes d'assurance pour mieux refléter les risques, couplés à différents mécanismes d’indexations. Car le fameux « Cat' Nat' » , partenariat public-privé (PPP) créé en 1982 pour fonder les bases d'une solidarité nationale face aux risques naturels, est fragilisé par ses déficits chroniques depuis 2015. Bercy n’a pas attendu la publication officielle du rapport pour mettre en œuvre cette recommandation : en décembre 2023, la surprime catastrophes naturelles, qui passera de 12 à 20 % en 2025 sur toutes les assurances multirisques habitation (16 euros environ supplémentaires par foyer), devrait rapporter 1,2 milliard d’euros, contre le 1,3 milliard préconisés – portant son enveloppe globale à 3,2 milliards d’euros environ. Ce seul effort ne suffira pas : les travaux de la mission recommandent une indexation régulière de cette surprime, environ 1 % chaque année pour suivre cette « inflation climatique » – ainsi qu’une augmentation des cotisations sur certaines catégories de biens immobiliers, pénalisant par exemple les résidences secondaires ou les biens locatifs.
Outils d'intelligence géographique et name and shame
La mission Langreney pointe aussi la responsabilité du secteur de l’assurance dans la question des déserts assurantiels : « Le désengagement constaté d’assureurs dans les zones très exposées aux risques climatiques constitue un risque stratégique majeur » – une évolution qualifiée de toxique pour l’ensemble de l’écosystème de l’assurance, à moyen et long terme. Elle poursuit même, en indiquant le rôle que peuvent jouer les technologies dans ce phénomène : « De plus en plus d'outils d'intelligence géographique se diffusent sur le marché et ils peuvent inciter les équipes techniques des assureurs à des comportements d'évitement des zones les plus exposées ».
Afin de lutter contre cet état de fait, les experts proposent une redistribution de la surprime Cat' Nat' entre prévention et indemnisation des sinistres. Il s’agit de moduler cette répartition, afin que davantage d’argent issu de la solidarité nationale soit alloué à l’indemnisation des zones très exposées, pour alléger la charge des assureurs et les inciter à y rester, et inversement sur les zones moins exposées. Les rapporteurs proposent aussi de mettre en place un comparatif des parts de marché des assureurs au niveau national et dans les zones à forte exposition au risque climatique, afin de « rappeler [à ces derniers] leurs responsabilités ». Un exercice de « name and shame » , comme certains le qualifient déjà, qui ne risque pas de réjouir la profession. En mars dernier, le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, avait d'ailleurs cité nommément huit sociétés d'assurance, auxquelles il reprochait de ne pas indemniser les victimes des inondations de début d'année, menaçant même de débarquer aux sièges desdites compagnies avec ces sinistrés.
Enfin, une attention particulière est portée par la mission à la prévention des risques naturels majeurs. Le rapport propose ainsi la création d'un fonds de prévention qui pourrait être alimenté par une part de la surprime Cat' Nat'. Il s’agira d’investir de façon significative dans la résilience des bâtiments, avec par exemple des aides au financement des diagnostics et des travaux d’adaptation, sur le modèle « Ma Prime Rénov' » pour la rénovation énergétique. Après travaux de consultation des acteurs concernés, le gouvernement devrait décider d'ici l'été des orientations retenues parmi les 37 mesures proposées dans le rapport.
Parce qu’il est non seulement un filet de sécurité pour la société, et donc un garant de sa cohésion, mais aussi un investisseur majeur dans l’économie, la contribution du secteur de l’assurance à la transition climatique est immense. Atténuation et adaptation, mais aussi prévention, collaboration et mutualisation – entre assureurs, avec l’Etat, avec les citoyens… À l'issue de l’évènement « La France s’adapte », organisé par le ministère au Muséum d’histoire naturelle le 23 janvier, Pascal Demurger, directeur général du groupe MAIF, posait ainsi aux entreprises de son secteur les enjeux qui les attendent : « Mutualiser ou non, partager ou non, régénérer ou non, c'est fondamentalement de ces choix de société que dépend le succès d'une France qui s'adapte à un monde instable. » Notre résilience collective est sans doute à ce prix.
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