
Pendant cinq mois, la Gaîté Lyrique vit au rythme de l’Europe. Avec « Eu.Topia », l’institution parisienne propose des expositions, des conférences, des rencontres, et des performances pour mieux comprendre les défis du Vieux Continent.
Au cœur de Paris, La Gaîté Lyrique se transforme pour un temps en centre de l’Europe. Pour s’emparer d’un sujet souvent délaissé par les institutions culturelles, le lieu s’est donné cinq mois d’exploration.
À travers des débats, des concerts et des projections, la Gaîté Lyrique devient un véritable laboratoire du vivre-ensemble européen, entremêlant réflexion, culture populaire et engagement citoyen. Alizée Lozac'hmeur, cofondatrice de MakeSense et Vincent Carry, directeur d’Arty Farty et président de la Gaîté Lyrique, sont deux acteurs clés de cette initiative. Ils partagent leur vision, mettant en avant la nécessité de transformer l'économie au service de l'humain et de réinventer les représentations par le biais de la culture et de l'art. Entretien.
La Gaîté Lyrique - Fabrique de l'époque a vu le jour en 2023. Pourquoi avez-vous fait le choix de placer au cœur de ce « laboratoire du vivre ensemble », l’Europe ?
Vincent Carry : Cette orientation découle des fondements des cinq structures fondatrices de La Fabrique et des valeurs qui animent notre équipe. Notre engagement fort envers l'Europe est enraciné dans nos réseaux, qui ont contribué à la formation d'un écosystème solide regroupant des structures culturelles et des médias indépendants à l'échelle européenne. Bien que parler d'Europe puisse sembler contre-intuitif, nous avons cru que cela était essentiel, et méritait d'être exploré. Notre constat est que de nombreux jeunes considèrent l'Europe comme leur espace politique naturel, pertinent pour agir face aux défis actuels, qu'ils soient d'ordre social, environnemental, liés aux libertés ou à l'égalité. L'Europe devient ainsi une échelle d'action plus adaptée que le niveau national, tandis que l'échelle mondiale peut sembler trop vaste et anxiogène pour des citoyens européens.
Alizée Lozac'hmeur : Au quotidien, nous œuvrons pour promouvoir des valeurs telles que la solidarité, l'inclusion et l'écologie. Certaines décisions au niveau européen peuvent considérablement accélérer ou entraver nos actions. La Gaîté Lyrique, en tant qu'espace accueillant des associations, des mouvements militants et des activistes, est le reflet de la résistance organisée à l'échelle européenne. Face à la montée des extrêmes droites, les différentes résistances et mouvements citoyens s'unissent à l'échelle européenne, renforçant ainsi notre capacité à agir positivement.
Pouvez-vous nous expliquer comment est née l'idée de la séquence « Eu.Topia » étalée sur cinq mois ?
V. C. : L'évènement majeur qui a influencé cette décision a été l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. La Gaîté Lyrique abrite l'Institut ukrainien de France, un symbole au sein d'une communauté regroupant des structures activistes, associatives et des médias indépendants. Pour « EU.Topia », nous avons choisi de mettre en avant une exposition qui établit un dialogue entre le collectif de photographes MYOP et le collectif d'autrices et d'auteurs ukrainiens, PEN Ukraine. Cette collaboration a profondément modifié notre perception du contexte européen. L'échéance électorale a également joué un rôle crucial dans la consolidation de l'idée d'une séquence européenne, son influence étant déterminante sur la trajectoire à venir. Voter le 9 juin en France ne relève pas simplement d'une coquetterie, mais d'une responsabilité significative. Les jeunes générations semblent conscientes de l'enjeu européen, notamment à travers des sujets tels que l'Ukraine, mais la question de la participation au vote reste diffuse. Nous cherchons à rappeler l'importance de cette participation à travers divers évènements tels que des conférences, des concerts, des expositions, des rencontres quotidiennes, et la présence d'écosystèmes européens tels que WE are Europe, le cycle Europe et Sentiment qui explore les identités européennes, ainsi que des expériences de terrain et des interviews couvrant toute la carte européenne.
Pourquoi avoir choisi le terme « utopie » pour décrire ce projet européen ?
V. C. : Le jeu de mots « EU.topia » ne se limite pas à sa finesse linguistique, il reflète également notre vision profonde du projet. L'Europe, souvent perçue négativement, est parfois associée à des contraintes bureaucratiques, à une technostructure lointaine, renvoyant à une abstraction kafkaïenne d'une administration distante. Cette perception, bien que parfois erronée, ne prend pas en compte l'Europe des artistes, des combats sociaux, des revendications et des avancées culturelles, ainsi que de la protection des droits. Notre utopie européenne aspire à une Europe qui penche davantage de ce côté-là que du côté de la technocratie. Ce qui a manqué à l'Europe depuis un certain nombre d'années, c’est d'être plus politique et plus culturelle. Ce qui fera vivre une utopie européenne, c'est une vraie démocratie.
A. L. : Il est important de distinguer l'Union Européenne de l'Europe dans le reste du monde, on le voit notamment sur les sujets technologiques. Charge à nous de développer et de faire valoir un monde technologique guidé par les valeurs européennes qui sont celles de privacy et de l’open source. Il y a quand même cet imaginaire de valeurs européennes qui sont différentes des valeurs du reste du monde et qu'on doit faire valoir. Le terme « utopie » prend tout son sens dans cette perspective.
Vous avez mentionné l'état de la presse en Europe. Quel est le rôle de la Gaîté Lyrique, en particulier dans ce temps fort, pour faire la promotion de la liberté d'expression ?
V. C. : La question des médias constitue un axe de travail fondamental à La Gaîté Lyrique depuis ses débuts. Face aux attaques croissantes contre la liberté d'expression, nous avons choisi de solidariser les questions liées aux structures culturelles, aux médias et au secteur académique, étant donné que ces trois libertés sont souvent attaquées simultanément. Notre objectif est d'accompagner une nouvelle génération de médias qui généreront de nouvelles initiatives, perspectives et points de vue. Notre directeur artistique Vincent Cavaroc dit souvent qu’à la Gaîté Lyrique « on prend la parole en la donnant ». C'est une formule que j'aime bien parce que les médias nous y aident. Ils mobilisent aussi leur propre communauté, interconnectée avec une communauté artistique et culturelle, ils sont totalement acteurs du projet aujourd'hui.
Pourquoi c'est important aujourd'hui pour parler aux gens, d'allier engagement et festivité ?
V. C. : On dit souvent que « la pensée est une fête », et chez Arty Farty, nous considérons que la fête est un espace intrinsèquement politique. Certes, c’est un espace hédoniste, mais ce n’est pas un espace inconscient. Elle aborde des questions d'inclusion, de genre, de solitude, de génération et même des enjeux géopolitiques. Dans un monde de plus en plus polarisé, où des murs se construisent rapidement, la fabrique du vivre ensemble, autrefois perçue comme une utopie, devient de moins en moins tangible. Il est donc impératif de rouvrir des espaces communs, de rétablir le dialogue et de décloisonner les communautés. Le dancefloor devient ainsi un lieu de rencontre unique, où chacun peut déposer ses bagages et partager avec d'autres. La Gaîté Lyrique, respectueuse des identités, des communautés et des divers enjeux, travaille à connecter ces éléments et à les faire interagir pour renforcer le tissu social.
A. L. : En élargissant la notion de fête à celle de « faire société », chaque évènement, chaque conférence, est une petite fête en soi. Nous aspirons à maintenir cette diversité d'usages pour attirer un public varié et construire des lieux qui favorisent le rassemblement entre des personnes venues de mondes différents, de différentes origines, et pour des raisons diverses. Il reste encore beaucoup à inventer ici même.
V. C. : La fête, c'est aussi se départir de soi-même. Il y a quelque chose de très stimulant et une élégance collective aussi à rester joyeux dans l'adversité. C'est une bataille qui doit être une bataille heureuse malgré tout.
À VOIR : La Gaîté Lyrique – Fabrique de l’époque : Eu.topia - le programme est là. Du mardi au dimanche. 3bis rue Papin, 75003 Paris
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