
Un million d’espèces menacées d’extinction. 75 % de la surface terrestre est altérée de manière significative. 85 % des zones humides ont disparu. Il est grand temps de parler de biodiversité.
Jan Konietzko, chercheur au Maastricht Sustainability Institute a théorisé le concept de « Carbon Tunnel Vision » . Il consiste à envisager le changement climatique essentiellement sous le prisme de la réduction des gaz à effet de serre, au détriment d’autres facteurs : la perte de biodiversité, la crise de l’eau, l'appauvrissement des sols, la rareté des ressources… Un biais qui aurait pour effet de restreindre notre vision du changement climatique. Selon Pascal Asselin, co-fondateur de l’entreprise à impact MORFO, qui privilégie la biodiversité à travers la reconstruction d’écosystèmes forestiers : « Scinder la lutte contre les émissions carbone et la protection de la biodiversité, c’est prendre le risque d’aggraver l’un ou l’autre. La biodiversité étant la meilleure alliée pour lutter contre le carbone. ». Entretien.
Comment expliquez-vous le déficit de traitement des sujets biodiversité ?
Pascal Asselin : Alors qu’elles ont été créées en même temps, la COP28 pour le climat vient de s'achever, tandis que la COP 16 sur la biodiversité se tiendra fin 2024 en Colombie. Ce simple indicateur permet de traduire la différence d'intérêt. Et pourtant les deux sujets sont intrinsèquement liés. Mais une unité de mesure fait sans doute défaut à la biodiversité. Pour le climat, l'unité de tonne équivalente carbone a permis aux acteurs (éolien, charbon, pétrole...) de travailler sur la même base. Bien sûr ce système a des défauts, mais il a l'avantage d'avoir permis à tous de s’aligner. La différence de traitement tient aussi au fait que la notion de climat permet d'englober de nombreux sujets. C'est le cas notamment de la question énergétique qui a été le gros sujet du 20ème siècle, et la transition des énergies est celle du 21ème siècle.
Quantifier la biodiversité est-ce possible ?
P. A. : Actuellement, il y a des réflexions autour de la notion de « crédit biodiversité », similaire aux crédits carbone, pour encourager la conservation des écosystèmes et des espèces en attribuant une valeur monétaire à la protection de la diversité biologique. Mais quand on aborde la question de biodiversité, on est face à un grand nombre d’espèces de plantes, d’animaux... Sans compter qu'il y a le côté visible (sur Terre) et invisible (sous Terre). Il est donc difficile de définir une unité de mesure. D’autant que les conséquences de cette perte de biodiversité sont souvent indirectes et s’étalent sur plusieurs années. L’exemple de la couche d'ozone montre comment, quand on arrive à se représenter les conséquences de nos actes, on a le pouvoir d’agir. Pour le carbone, il est facile de représenter des fumées noires et la pollution. Pour la biodiversité à part se dire que telle population de singes ou d’éléphants, ou telle variété de fleurs va disparaître, on a du mal à mesurer. Et pourtant, en termes d’impacts sur les écosystèmes, chaque disparition a des conséquences et en bout de chaîne ce sont les humains qui sont impactés. La prise de conscience de cette interdépendance n'est pas encore dans les esprits.
Vous agissez sur la restauration des écosystèmes forestiers, quels sont vos modes d’actions et leurs impacts ?
P. A. : Un écosystème qui se régénère, c’est un ensemble d’espèces. On plante entre 10 et 30 espèces différentes : arbres, herbes, buissons, arbustes…. On commence par faire un diagnostic (relevés de sols, images... ) et comprendre l’écosystème qu’il soit environnemental ou social. Ce diagnostic nous permet de définir ce qu’on va planter, où et comment. Vient ensuite la phase de sélection et d'encapsulation. On choisit les espèces en fonction de certains critères : indigènes, locales, résistances à la sécheresse et au changement climatique…. Puis on crée des milliers, voire des millions, de petites billes dans lesquelles on encapsule les semences sélectionnées (uniquement de la matière première) qu’on charge dans des drones. Drones qui vont ensuite se déployer et disséminer les semences en fonction de vols pré-programmés sur des rythmes qui peuvent aller jusqu’à 50 hectares par jour (quand sur des méthodes traditionnelles on plante 0,5 hectare par jour). Enfin, vient l'étape de suivi écologique sur le long terme. Au départ, tous les 3 mois, puis une fois par an, pour comprendre et étudier les étapes de restauration (biodiversité générée, biomasse...) et mesurer les stocks de carbone séquestrés. Le suivi se fait sur le long terme, entre 10 et 15 ans, pour apprendre de ce qui a marché mais aussi des difficultés rencontrées. On parle de projet où on jette des semences dans la nature et ensuite on travaille avec le cycle des saisons. Il y a donc une collaboration avec la nature, de laquelle on est obligé d’apprendre dans un contexte extrêmement changeant. En ce moment par exemple El Nino vient perturber certains de nos projets, mais ça fait partie de notre activité.
Vous parlez de smart planting qu’est-ce que c’est ?
P. A. : C’est un concept qui consiste à évaluer et comprendre l’écosystème en place pour reproduire ce que la nature devrait faire, en cas de régénération naturelle. C’est aussi ce qu’on appelle la « succession écologique ». La question est donc de savoir quelles sont les espèces qui vont permettre à d’autres espèces d’apparaître en fonction des saisons et du dérèglement climatique. On a élaboré des algorithmes qui nous permettent de définir des schémas de plantation. Ça semble simple et pourtant c’est d'une complexité exceptionnelle en fonction de la typologie du sol, des saisons, des espèces de semences...
Certaines espèces ont disparu, comment procédez-vous pour le sourcing de vos graines ?
P. A. : En fonction de chaque projet et de chaque région, les billes disséminées sont différentes. Un de nos critères est la disponibilité des semences. On peut essayer de faire de la restauration de biodiversité pour réintroduire certaines espèces, mais cela ne peut se faire qu'à condition d’avoir un stock suffisant au départ. Il n'existe pas de supermarchés de graines. Pour sourcer nos semences (issues de graines natives) nous travaillons avec des réseaux de collecteurs et des communautés locales ou indigènes pour nous approvisionner. Et pour anticiper l'impact de notre travail, nous nous appuyons sur les travaux scientifiques : comportements passés et prévisions futures en fonction du changement climatique.
Comment accueillez-vous les projets à impact négatifs ?
P. A. : L’humanité doit répondre à de nombreux enjeux. Le plus évident étant de se nourrir. Donc, quand on voit des projets de déforestation pour des projets agricoles ça nous fait mal, mais on ne peut pas être contre le fait de nourrir les hommes. La question de l’agriculture est de savoir comment faire autant, voir plus, avec moins d’espace. Il faut donc accompagner la dynamique de transformation des habitudes agricoles pour tendre vers moins de déforestation et une utilisation plus intelligente des terres. C’est la même chose pour les énergies. Le solaire par exemple nécessite de grands espaces. On est content quand ces projets sont implantés dans le désert moins quand ça touche à la forêt. Mais il faut pourvoir les besoins énergétiques de tout un chacun, c'est une question de justice sociale. Néanmoins, il faut le faire de manière intelligente et avoir conscience qu'un écosystème forestier, c’est plus que des arbres. La destruction de biodiversité et des services écosystémiques associés entraîne des effets en cascade.
« Techno solutions » vs « solutions basées sur la nature » comment trouver l’équilibre ?
P. A. : On ne doit pas opposer les deux, elles sont complémentaires. Ce n’est pas l’une contre l’autre, c’est l’une et l’autre, dans des temporalités différentes. Il faut donc prioriser les investissements, sur les bonnes solutions, au bon moment. Il y a une vraie dynamique et les investissements sur la nature sont assez massifs. Elles ont l'avantage d'avoir un certain niveau de maturité qui devrait permettre de passer rapidement à l’échelle et d'avoir à moyen terme un impact important. Dans le cas des forêts, solutions long-termistes, c'est maintenant qu’il faut agir. Le problème c’est qu'on manque de projets. On le voit avec l’engouement au Brésil où se déroulera la COP 30. Il y a des millions et même des milliards prêts à être investis. Il y aussi des dizaines de millions d’hectares prêts à être restaurés. Mais pour passer de cet argent à des projets il manque une clé de voûte. Les solutions basées sur les technologies sont quant à elles tout aussi nécessaires. Toutefois, elles sont moins matures. Elles demandent énormément d’investissements et des temps de recherche et développement très longs.
Que pensez-vous des projets destinés uniquement à compenser du carbone ?
P. A. : Nous ne sommes pas favorables au terme de compensation (on ne compense jamais complètement), on préfère parler de contribution. On peut envisager la notion de « contribution à un impact positif », mais quand on sait qu’un projet aura un impact négatif il faut simplement l'éviter. Aujourd’hui nous sommes dans un momentum où toute notre économie doit être concentrée pour avoir un impact positif sur la nature. Ce type de projets, qui ne présentent aucune richesse en termes de biodiversité, captent au final très peu de carbone et ont un faible service écosystémique. Pour nous un projet doit reposer sur trois piliers : biodiversité, inclusion des populations locales et le troisième, qui est une conséquence des deux premiers, la captation et la séquestration de carbone dans un contexte de lutte contre le dérèglement climatique. C’est un système de « 2 + 1 » et si les deux premières conditions ne sont pas respectées ça ne fonctionne pas. Par exemple, si dans nos projets nous ne consultons pas les populations locales, il y a fort à parier que d'ici cinq ans les écosystèmes restaurés auront été remplacés par des projets agricoles.
Au risque de faire grincer des dents, vous avez déclaré voir « l’entrepreneuriat et les domaines financiers comme des outils qui permettent de réaliser votre ambition écologique ». Comment concilier les deux ?
P. A. : Nous sommes à la fois dans un contexte d’urgence climatique, et dans un système capitalistique. Compte tenu de l'urgence nous n'avons pas le temps de révolutionner le système. Le capitalisme peut et doit avoir un impact positif sur l’environnement. Le système financier (investissements, subventions...) est capable de créer des effets de levier gigantesques. Le but n’étant pas de s’enrichir mais de réinvestir dans la recherche scientifique, de déployer des projets et de créer un cercle vertueux. Pour nous c’est le meilleur moyen d’avoir un impact à l’échelle planétaire. In fine la question est de savoir quels sont l’impact et la mission d'une entreprise : enrichir ses investisseurs et ses actionnaires ou avoir un réel impact sur l’environnement ?
(1) - (FAO, The state of the world's forests, 2022)
(2) - (Ecosystem reforestation for People, Nature and Climate, 2021)
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