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2027 : comment les géants américains et chinois contrôleront l'info

La futurologue Amy Webb lit dans les data et ce n'est pas gai. Elle alerte les médias : la prochaine révolution techno est là. Et si vous ne la voyez pas... vous mourrez. Ça marche aussi pour les autres ! Interview.

Elle vit, pense et ne se projette qu’en chiffres. Amy Webb, journaliste et fondatrice du Future Today Institute, se définit comme une futurologue quantitative et passe la majeure partie de son temps à aider dirigeants et organisations à se préparer à la complexité des enjeux qui les attendent. En octobre dernier, l’experte en tendances technos médias présentait la 10ème édition de sa keynote annuelle « Tech Trends » et partageait son effroi concernant l’impact de la prochaine révolution technologique sur les médias et le journalisme.

J’ai peur. Plus encore de l’avenir du journalisme que de l’arsenal nucléaire nord-coréen. Car nous sommes entrés cette année dans une nouvelle ère technologique, celle de l’intelligence artificielle, qui va fondamentalement transformer le journalisme et donner tout le contrôle de la distribution de l’information à une poignée de géants du web américains et chinois.

- Amy Webb

Mort du mobile et des interfaces physiques au profit du Zero UI (une interface utilisateur invisible et sans écran où les gestes naturels déclenchent des interactions), avènement du wearable computing (le fait de porter à même le corps une interface informatique), contrôle de l’intelligence artificielle par les GAFAs et les BATX… La prochaine ère technologique est en marche donc, et « ce qui est en train de se profiler va profondément altérer le monde du journalisme », s’inquiète l’experte avant d’exposer une dizaine de tendances et certains des scénarios catastrophes qu’elle voit se dessiner pour 2027, concernant trois grands groupes de technologies. Soucieuse de partager ses prédictions et de faire des journalistes de véritables futurologues, la chercheuse a même décidé de partager l’intégralité de ses recherches en open-source.

EXTRAIT DE LA CONFÉRENCE 10 TECH TRENDS IN JOURNALISM / VISUAL COMPUTING :

Ou comment journalistes, gouvernements et entreprises pourront utiliser le machine learning et la reconnaissance de visages et d’objets (notamment via satellite), au service, ou au détriment de l’information.

Scénario optimiste – 0% de chances : ces nouveaux outils de reconnaissance visuelle se placent au service de reportages journalistiques plus immersifs : tout ce qui existe est répertorié visuellement et peut être vérifié.

Scénario pragmatique – 70% de chances : les médias perdent peu à peu le contrôle de l’information et peinent à développer un business model basé sur ces nouveaux outils. Les géants du web prennent le dessus et continuent de nourrir leurs algorithmes de données biaisées et/stéréotypées, ce qui favorise la propagation de fake news.

Scénario catastrophe – 30% de chances : l’informatique visuelle s’impose et le chômage frappe les journalistes. Il devient de plus en plus difficile de différencier les fake news d’informations valables et traitées avant leur mise en ligne.


 

Qu'est-ce qui vous a vraiment poussé à partager vos recherches sur l’avenir du journalisme en open-source ?

Amy Webb :  C’est un enjeu que je suis depuis mes débuts en tant que journaliste. J’ai vécu au Japon pendant plusieurs années, et j'ai été stupéfaite, en rentrant, de voir à quel point peu de recherches et de développement avaient été effectués sur le mobile aux États-Unis. Je venais d’un pays où les téléphones étaient en permanence connectés à Internet et capables de prendre des photos. Pour moi, il semblait évident que la prochaine itération d'Internet serait collaborative et leadée par des contenus mobiles. Même mes propres directeurs de rédaction ne voyaient ni l'urgence ni l'importance de la vague mobile, et j'ai remarqué que c'était un sentiment partagé par beaucoup d'autres.

Mon travail consiste à écouter les signaux faibles et à les suivre lorsqu'ils se déplacent. Je le fais en utilisant des données quantitatives et qualitatives. En général, je suis quelqu’un de pragmatique - je ne pars pas à la recherche des versions utopiques ou dystopiques de notre futur. Je décèle des modèles, ancrés dans le moment, que je trouve alarmants. Les agences de presse ne testent pas de nouveaux modèles d'entreprise pour la prochaine ère informatique. Les entreprises technologiques ne combattent pas vraiment la désinformation de manière significative. Ceux qui construisent la prochaine génération de nos outils et plateformes de communication ne partagent pas nécessairement les mêmes idées et valeurs que nous en matière de liberté d'expression. Donc oui, je suis inquiète. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de partager l’intégralité de mes outils, de mes recherches et de ma méthodologie au public. Je veux encourager tout le monde à penser comme un(e) futurologue.


EXTRAIT DE LA CONFÉRENCE 10 TECH TRENDS IN JOURNALISM / INTERFACES VOCALES :  

Si nous parlons déjà à Siri ou à Alexa, qu’en est-il de ces machines capables d’imiter la voix de n’importe qui à la perfection ? Facile de manipuler l’information en faisant dire à quelqu’un ce qu’il n’a jamais dit…

Scénario optimiste – 0% de chances : Les médias apprennent à vérifier la véracité de sons et de vidéos avant de les relayer. Les réseaux sociaux développent des outils de vérification et éliminent les fake news. L’information est de moins en moins biaisée.

Scénario pragmatique – 80% de chances : les médias peinent à s’adapter, leurs revenus s’amoindrissent et les fake news se multiplient. Les géants du web continuent leur petit bonhomme de chemin.

Scénario catastrophe – 20% de chances : les médias ne se sont jamais adaptés au Zero User Interface et font faillite. Les fakes news sèment des troubles sociaux et politiques, des émeutes prennent vie, nous entrons en cyber-guerre voire en conflit nucléaire.


 

Je reste éveillée de nombreuses nuits en pensant à tous ces scénarios - c'est malheureusement un effet secondaire de mon travail.

Comment êtes-vous passée du journalisme au traitement de la data ? Avez-vous toujours fait les deux ?

A. W :  En tant que journaliste, j’ai toujours eu besoin des données. L'une de mes activités préférées consistait à demander des vérifications gouvernementales, puis à passer en revue les notes de bas de page. Il y a énormément d'histoires intéressantes que l’on ne voit pas à première vue !

Est-ce que le fait de « vivre dans le futur » et d’être consciente de tous ces scénarios pessimistes vous empêche de dormir la nuit ? Comment gardez-vous la tête hors de l'eau ?

A. W. :  Bien sûr. Je reste éveillée de nombreuses nuits en pensant à tous ces scénarios - c'est malheureusement un effet secondaire de mon travail. Mais j'ai un mari très patient qui m’accompagne et avec lequel je peux discuter. Il essaye vraiment de repousser ces idées pessimistes et catastrophiques. La méditation aide aussi. Mais bien sûr, après avoir médité pendant 30 minutes, mon esprit se remet au travail.

EXTRAIT DE LA CONFÉRENCE 10 TECH TRENDS IN JOURNALISM / ACCÈS À L’INFORMATION :

La véracité de l’information est aujourd’hui un enjeu crucial et les gouvernement peinent à réguler le traitement qui en est fait par Facebook et Twitter. Le risque de cette régulation ? Un morcellement d’Internet qui pourrait mener à des pratiques journalistiques différentes en fonction des pays.

Scénario optimiste – 0% de chances : les médias forment des alliances et parviennent à limiter ce morcellement en misant sur une vérification et une transparence accrues. Les fake news s’amoindrissent.

Scénario pragmatique – 50% de chances : les journalistes peinent à vérifier les faits et la confiance dans les médias s’érode toujours plus. Des internet(s) régionaux apparaissent. Google et Facebook tentent de développer des systèmes locaux, les fake news vont bon train.

Scénario catastrophe – 50% de chances : les médias traditionnels s’écroulent et laissent place à des articles générés par ordinateur, l’émotionnel et l’affect prennent le pas sur le traitement de l’information. La désinformation devient la norme et la démocratie s’effondre.


 

De plus en plus d'acteurs essaient d'éduquer le grand public aux fake news. Vous semblez penser que ce n'est pas suffisant.

A. W. :  L'alphabétisation numérique et médiatique va devenir primordiale. Il ne suffit pas d'éduquer le grand public - nous devons insister pour que les écoles primaires apprennent aux enfants à reconnaître des sources d'information crédibles, à remettre en question ce qu'ils lisent et à regarder, à comprendre la différence entre les véritables experts et ceux qui prétendent l’être.

Comment journalistes et médias peuvent-ils se préparer, dès maintenant et de façon opérationnelle, au Zéro UI ?

A. W. :  En apprenant à identifier les signaux faibles dans le présent, à reconnaître les tendances tôt et à prendre des décisions progressives. Le Zero UI n'arrivera pas entièrement formé, du jour au lendemain. Il incombe donc aux journalistes d'étudier les évolutions du présent, de tracer des scénarios plausibles, puis de prendre des décisions intelligentes et basées sur de réelles données. C'est quelque chose que n'importe quel journaliste peut faire - c'est un peu comme du reportage, en fait - c'est leur travail.

 

Margaux Dussert

Diplômée en marketing et publicité à l’ISCOM après une Hypokhâgne, Margaux Dussert a rejoint L’ADN en 2017. Elle est en charge des sujets liés à la culture et la créativité.
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