Temu

Le commerce à la sauce Temu va-t-il dévorer le monde ?

© Temu

Les nouveaux géants de l’e-commerce chinois partent à l’assaut du monde, avec leurs prix plus bas que bas, leur marketing ultra-agressif et des méthodes qui feraient passer Jeff Bezos pour un enfant de chœur. Trente ans après Amazon, Temu et cie vont-ils redéfinir la face du commerce global ?

« Amazon sous stéroïdes » … C’est la formule choc employée par Neil Saunders pour décrire Temu à la BBC. On ne sait si la métaphore de l’expert en retail illustre l’assortiment quasi-infini à prix ultradiscount de la marketplace, ou sa capacité à disrupter le commerce de détail mondial – possiblement, les deux. Depuis son lancement fin 2022, le dernier phénomène de l’e-commerce chinois a connu une croissance spectaculaire. En 2023, Temu est même devenue l’application la plus téléchargée aux États-Unis, mais aussi en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, selon Business Apps.

L'entrepreneur le plus riche de Chine

Temu est une filiale de PDD Holdings, maison mère du site d'e-commerce chinois Pinduoduo. Le groupe, fondé en 2015 à Shangaï par Huang Zheng (Colin Huan) à 35 ans à peine, impressionne par sa trajectoire. Le jeune entrepreneur, né de parents ouvriers, a fait des études d’informatique à Hangzhou, avant de partir aux États-Unis où il fait ses classes chez Microsoft et Google. De retour en Chine, il entame une carrière d’entrepreneur en série, dans le commerce et le gaming, avant de créer Pinduoduo. Colin Huang a quitté la présidence de PPD en 2021, lors de la reprise en main du numérique par Pékin. Il en demeure toutefois l’actionnaire majoritaire avec 26,5 % des parts, faisant de lui l'entrepreneur le plus riche de Chine, et le deuxième homme le plus riche du pays, avec une fortune estimée à plus de 50 milliards de dollars, selon le South China Morning Post.

Sur son marché domestique, Pinduoduo a déjà taillé des croupières au leader historique Alibaba, au point où son ancien dirigeant Jack Ma est sorti de sa réserve pour exhorter son ancienne entreprise à « corriger le tir » face à cette nouvelle concurrence. Pinduoduo a réinventé l'e-commerce chinois grâce à son modèle d’achats groupés. Un « e-commerce social » qui s’est épanoui aussi grâce à l’écosystème WeChat de Tencent, utilisé par plus de 90 % de la population chinoise. Tencent est d’ailleurs actionnaire de la plateforme. Pinduoduo – dont le nom veut dire en chinois « ensemble, plus d’économies » – a d’abord conquis les zones rurales à revenus modestes, avant de séduire les populations urbaines, en concurrence frontale avec Alibaba et JD.com.

Cheap, fun et compulsif

Pinduoduo opère selon un modèle de marketplace C2M (Consumer to Manufacturer), qui connecte les producteurs (usines, agriculteurs) aux clients. L’infrastructure logistique très légère, des négociations sans pitié avec les fournisseurs, et une politique de commission très basse contribuent à assurer des prix plus bas que bas. Mais la grande originalité de Pinduoduo réside sans doute dans sa capacité à transformer le shopping en divertissement – une vision qui découle probablement de l'expérience de son fondateur dans les jeux en ligne.

La gamification de l’expérience utilisateur fonctionne à plein : couponing, parrainages, cadeaux, argent, promotions limitées dans le temps, jeux et autres roues à tourner… Tous les moyens sont bons pour pousser à une consommation « cheap », « fun » et très compulsive. Et ça marche. Dès 2017, Pinduoduo talonnait Taobao et JD, avec des ventes affleurant les 14 milliards de dollars (100 milliards de yuans). En 2018, PDD Holdings entrait au Nasdaq – aux règles d’introduction plus souples que les bourses de Shanghaï ou Shenzhen. Au premier trimestre 2022, l’app Pinduoduo enregistrait environ 750 millions d’utilisateurs mensuels actifs selon Statista.

La vitalité de PDD Holdings dénote dans un contexte économique morose : selon Les Echos, au troisième trimestre 2023, Pinduoduo a presque doublé son chiffre d'affaires, alors que JD.com et Alibaba ne se contentaient que de 1,7 % et 9 % de croissance. En novembre 2023, la valorisation boursière du jeune groupe dépassait même celle d’Alibaba, à 195 milliards de dollars. Sur l’année 2023, l’action de PDD Holdings a bondi de 75 % au Nasdaq, alors qu’Alibaba décrochait de 22 % à Wall Street, tandis que son bénéfice net doublait.

Spots au Super Bowl

En 2022, PDD entame sa conquête internationale aux États-Unis, puis en Europe. Le nouveau géant de l’e-commerce lance une version cross-border de sa plateforme nommée Temu, enregistrant ses activités à différentes adresses à Dublin, à Boston et aux Îles Caïman – possiblement pour distancer ses activités internationales de la Chine dans un contexte de tensions géopolitiques entre Beijing et d’autres pays.

Et pour pénétrer ces nouveaux marchés, Temu ne lésine pas sur les moyens. Lors de son offensive américaine, Temu a choisi d’afficher son désormais célèbre « Shop like a billionaire » (Achetez comme les riches) sur l’écran publicitaire le plus cher du monde, 5 spots durant le Super Bowl – à 7 millions de dollars, les trente secondes. Le slogan tape pile dans la frustration de consommateurs aux prises avec une inflation persistante. D’après Morgan Stanley, les articles proposés par Temu, du robot aspirateur au kit de peinture aquarelle, sont jusqu'à 70 % moins cher que des produits similaires sur Amazon.com. La marketplace utilise aussi un réseau dense d’influenceurs, souvent nano, qu’elle rémunère ou compense pour faire la promotion de cette application qui permet tant de « bonnes affaires » – à condition de ne pas être trop regardant sur la qualité et l'innocuité (95 % des jouets vendus sur la plateforme seraient dangereux, selon la Fédération européenne des industries du jouet), les contrefaçons ou l’empreinte écologique… En 2023, Le Figaro parlait de 5 dollars par téléchargement et jusqu’à 20 % de commission sur les achats des nouveaux convertis.

Le premier investisseur de Meta

À l’image du géant de l’ultra-fast fashion Shein, avec qui il entretient par ailleurs une concurrence acharnée, Temu déroule une stratégie publicitaire en ligne ultra-agressive. Une empreinte devenue visible dans les comptes de géants de la tech. Temu est devenu le premier annonceur de Meta en 2023, avec près de 2 milliards de dollars investis sur Instagram et Facebook, et se hisse dans le top 5 des clients de Google selon le Wall Street Journal. Lors de la présentation de ses comptes 2023 en février, Susan Li, la directrice financière de Meta, indiquait que les annonceurs chinois avaient contribué à hauteur de 10 % du chiffre d'affaires et contribué à 5 points de pourcentage de la croissance totale de ses revenus mondiaux. Josh Silverman, directeur général de la plateforme de vente en ligne Etsy, est convaincu que cette mainmise tire les tarifs de la publicité à la hausse. Et cela n’est pas près de s’arrêter… D’après la banque JP Morgan Chase, Temu pourrait mettre 3 milliards de dollars sur la table au service de sa communication cette année, contre 1,7 milliard de dollars en 2023 – preuve, s’il en est, de ses ambitions globales.

La société est bien prête à tout pour conquérir l’Amérique et le monde tout entier – même à perdre entre 10 et 30 dollars par commande, selon les estimations. Cette stratégie pour le moins coûteuse s’appuie pour le moment sur la solidité de la trésorerie de Pinduoduo. Mais jusqu’à quand l’entreprise pourra-t-elle brûler du cash au service de l’acquisition de nouveaux clients ? Sanford C. Bernstein estimait la perte d’exploitation de Temu à 3,65 milliards de dollars, pour des ventes mondiales à 13 milliards de dollars.

Car malgré ce blitz publicitaire, si Shein et Temu expédient chacun environ un million de colis par jour à destination des États-Unis selon ShipMatrix, leurs parts de marché ne s'élèvent qu'à 1 % chacun du commerce électronique américain – encore loin derrière les 38 % détenus par Amazon. La firme fondée par Jeff Bezos s’appuie sur une logistique sans faille et sa livraison ultrarapide, avec Prime. Les standards de livraison de Temu peuvent prendre jusqu’à 20 jours, et le service express, jusqu’à 9 jours. Ces délais s’expliquent par l’absence d’infrastructure logistique de Temu aux États-Unis, lui permettant par ailleurs de maintenir ses prix au plancher.

Méfiance des autorités

Dans ces conditions, si Temu sait y faire pour provoquer l’envie de gadgets aussi improbables que médiocres, il est évidemment moins crédible pour les courses du quotidien, comme la droguerie ou l’épicerie, ou même les produits de grandes marques qu’Amazon est capable de distribuer. Mais cela pourrait changer : selon le journal The Economist, Temu et Shein s’organisent pour monter un début d’infrastructure logistique aux États-Unis : achat d’espaces de stockage, partenariats avec des entreprises locales, recrutement de fournisseurs et talents à la concurrence… Afin de concurrencer à terme des acteurs comme Amazon ou Walmart, notamment en matière de délais de livraison. Si à date, la firme de Jeff Bezos n’est pour l’instant pas en danger immédiat, les observateurs du marché remarquent toutefois qu’Amazon a récemment réduit les commissions facturées aux marchands pour les vêtements aux prix inférieurs à 15 dollars. L’habillement et les accessoires représentent 16% des ventes du e-commerçant américain. Temu aura aussi à faire avec la concurrence chinoise : ByteDance a lancé l'automne dernier sa plateforme TikTok Shop aux États-Unis. En Chine, son grand frère Douyin vient d'ailleurs de lancer son app destinée au shopping.

Outre ces défis opérationnels, Temu doit aussi composer avec la méfiance croissante des autorités américaines à l’égard des acteurs chinois, entre autres soupçonnés de recourir au travail forcé et d'être des outils d'espionnage au service de Beijing. En 2023, Google suspendait l’app Pinduoduo de son store, pour suspicion de malware, et l'État du Montana aux USA interdisait Temu et WeChat (ainsi que Telegram) sur les appareils gouvernementaux, après avoir banni TikTok sur tout son territoire. En Europe, l’opération Cash Reward de Temu, promettant cash et bons d'achat en échange d’un accès à vie à certaines données personnelles, créait la polémique. L’offre a été retirée depuis. Enfin, l'issue du bras de fer entre ByteDance et les États-Unis jouera également sur la stratégie internationale de Pinduoduo. Le devenir de TikTok outre-Atlantique, racheté ou interdit, a déjà des effets sur cette dernière selon le WSJ et pourrait inciter Temu à concentrer ses efforts de conquête sur le vieux Continent...

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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