Le réchauffement climatique a des effets multiples et souvent interdépendants. Parlons d’abord de l’eau. Quelle est la situation à ce sujet ? Courons-nous le risque, en France, d’une pénurie de cette ressource ?
Pierre Ribaute : Parler de pénurie est excessif, mais la pression sur la ressource eau existe bel et bien. Ce n’est pas nouveau : voyez les arrêtés de restrictions dans certaines régions, notamment agricoles. Les grands urbains sont moins confrontés à cette réalité que le monde rural. Mais assurément, il y a un stress sur les ressources hydriques et je dirais même que sur certaines régions, on les voit bouger comme jamais de mémoire d’homme – avec notamment des périodes de sécheresse qui s’intensifient.
L’infrastructure en France est globalement organisée pour y faire face. Mais pas toujours, et pas partout. Plus qu’un bilan national, c’est la vision locale qui importe. La disponibilité des ressources à un moment donné, à un endroit donné. Et là, des situations de stress hydrique sont à prévoir : l'évolution du climat, la concentration des populations, des événements climatiques majeurs qui ont des incidences sur la répartition des eaux, souterraines ou non, peuvent provoquer des situations imprévisibles ou imprévues. Il faut faire très attention à la ressource eau.
Le changement climatique nous met au défi de voir des perturbations dans notre expérience globale de l’eau à horizon 10-15 ans
Outre sa disponibilité, un autre sujet est indissociable de la ressource : sa qualité. On peut avoir suffisamment d'eau, mais d’une qualité dégradée si les capacités de traitement adaptées ne sont pas là. Le sujet de la ressource est donc à prendre dans son entièreté – quantité et qualité, et à un niveau local.
Parler d’eau dans le monde, en Europe, ou même en France, reviendrait à dire des généralités. Ce qui est sûr, c'est que le changement climatique nous met au défi de voir des perturbations dans notre expérience globale de l’eau à horizon 10-15 ans.
De quels leviers disposons-nous pour nous prémunir ou nous préparer ?
PR : L’eau est un sujet qui se pense comme un système. Un système qui n’est jamais statique, avec un stock sur lequel nous prélevons pour nos usages quotidiens : se laver, cuisiner, produire, etc. Nous la rejetons ensuite, avec un certain nombre de contaminants qui souvent, en l’état et sans modification, la rendent impropre à leur retour dans la nature ou à une nouvelle consommation, un nouvel usage.
Je n’ai pas une vision punitive de l’eau, contrôlée à la goutte d'eau près. La dimension plaisir de l’eau est importante à préserver.
Le premier effort consiste donc à ne produire et ne prélever que la quantité nécessaire. Cela a un double effet vertueux, car économiser des mètres cubes, c’est aussi économiser de l'énergie et des produits chimiques nécessaires à son traitement et sa distribution.
Je n’ai pas une vision punitive de l’eau, contrôlée à la goutte d'eau près. La dimension plaisir de l’eau est importante à préserver. Et pour ne produire que cette exacte quantité, nous intervenons sur tout le système, de la production à l’utilisation : compteurs, stations de pompage, purification, etc. Nous traquons les pertes, fuites et inefficacités, pour rendre chaque goutte d’eau la plus “intense” et la plus performante possible. C’est un travail de longue haleine, minutieux et précis. Comme un musicien fait ses gammes, ou un danseur ses exercices à la barre. Nous remettons chaque jour l’ouvrage sur le métier, avec la même obsession de la performance, dans les procédés et sur le réseau.
En trente ans, la révolution de l’électronique, du numérique, de la miniaturisation nous a permis de franchir des pas de géants au service de l’eau
Traquer les fuites, ce n’est en effet pas si simple : ouvrages enterrés, événements naturels, déficit historique d’investissements et d’entretien des infrastructures… Tout ceci nécessite beaucoup de savoir-faire, de métier et d’expertise.
Les technologies nous y aident : par exemple, Veolia a développé la technologie de télérelevés qui mesurent notamment les index et les remontent par ondes radio. Combinée à la sectorisation et à d’autres équipements, elle nous permet de modéliser les consommations des abonnés, d’identifier les problèmes et de les résoudre. Concernant les réseaux, des capteurs et des drones nous permettent de remonter des données sur le rendement et de détecter ainsi les fuites.
En trente ans, la révolution de l’électronique, du numérique, de la miniaturisation nous a permis de franchir des pas de géants au service de l’eau. À noter que dans cet intervalle, la relation au consommateur, la meilleure prise en compte de ses attentes, et son implication positive dans les économies d’eau, ont permis d’améliorer durablement l’efficacité des services que nous gérons pour nos clients collectivités, et de réduire la pression sur les ressources.
Nous introduisons pour l’eau la notion de boucle “matière”, comme pour le carton ou le verre, plus économe et vertueuse
Le deuxième sujet, c'est la réutilisation des eaux, qui permet d’accéder en quelque sorte à une ressource “renouvelable”, en tout cas renouvelée. Nous faisons de gros efforts pour rendre d’abord l’eau potable bien sûr, mais aussi pour la traiter avant de la rejeter en milieu naturel. Mais il est possible d’aller plus loin : au lieu de rejeter ces eaux usées traitées, nous pouvons les recycler tout ou partie pour les usages de la ville, du monde rural ou de l’industrie. Et ce faisant, nous introduisons pour l’eau la notion de boucle “matière”, comme pour le carton ou le verre, plus économe et vertueuse, tout en minimisant les prélèvements et rejets en milieu naturel.
Il y a enfin un autre volet sur lequel nous pouvons agir, et qui concerne davantage la préservation de la qualité : la protection de la ressource. Veolia est depuis toujours engagé dans l’amélioration de la qualité de l’eau à l’état naturel : le meilleur traitement de l’eau est celui que nous ne faisons pas. Nous veillons donc à intervenir au plus près des ressources dans lesquelles les services que nous opérons prélèvent, pour éviter tout déversement de contaminant, au sens produit chimique essentiellement.
Je pense en particulier aux pesticides, avec la mise en place de périmètres de protection, et d’un dialogue constructif avec le monde agricole pour se diriger vers une agriculture moins impactante pour la qualité de la ressource en eau. Là aussi, il y a un double effet vertueux, car ce type d’approche améliore durablement le capital biodiversité des zones sur lesquelles nous les déployons avec nos partenaires locaux.
L’énergie est aussi un levier d’action clé dans la lutte contre le changement climatique. Est-il possible de maîtriser nos dépenses énergétiques tout en préservant nos modes de vie ? Sommes-nous condamnés à un confort « dégradé » ?
PR : Le sujet est vaste car l’énergie est partout : tout ce qui est transformé embarque une dose d’énergie – qui ne se limite pas forcément à notre pays ou notre territoire : et derrière, c’est l’enjeu de l’empreinte carbone. Sur la question de la consommation énergétique : est-il possible de maîtriser nos dépenses ? Oui, c’est “possible”, et c’est surtout absolument nécessaire.
Comment ? Le premier levier, c’est encore une fois la mesure, pour rechercher et contrôler les dépenses inutiles. Ici aussi, la meilleure énergie économisée, c’est celle qu’on ne consomme pas. Cherchons partout les inefficacités pour réduire la consommation à iso-usage, maîtrisons nos consommations dans nos vies personnelles et dans l’activité industrielle.
L’étape suivante consiste à envisager de basculer une partie de la consommation d’énergies fossiles sur des énergies plus vertes : géothermie, photovoltaïque, biomasse, biogaz, etc. De nombreuses solutions existent pour disposer d’une énergie plus vertueuse et moins carbonée. Et il devient alors possible de la financer : avec les gains obtenus grâce aux économies d’énergie, un industriel, une collectivité ou un particulier se donne des capacités pour investir pour mettre en place sur son site de production ou à domicile des systèmes d’autoproduction d’énergie plus vertueux et moins intenses en carbone.
Autre solution : les systèmes de grid ou microgrid qui connectent producteurs et consommateurs d’énergie, pour mutualiser et optimiser capacités de production et consommation, par exemple en flexibilisant la demande, le tout dans un modèle économique gagnant-gagnant. Veolia propose déjà d’opérer cette interface, en France et en Europe notamment, avec Flexcity, notre filiale spécialisée en la matière. Ce sont des offres de services technologiques qui demandent un réel savoir-faire, entre anticipation, certification et garantie de stabilité du réseau.
Capture, stockage et réutilisation du CO₂ font partie des solutions à mettre en œuvre dans la lutte contre le réchauffement climatique
Abaisser la consommation, donc. Substituer ensuite tout ou partie de la consommation d’énergies fossiles par une énergie plus verte, voire renouvelable. Et enfin, nous pouvons abattre le dernier talon d’émissions de CO₂ avec les technologies de capture et de stockage ou d’utilisation du carbone.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?
PR : Ce sont des technologies qui consistent à venir sur des flux chargés en CO₂, par exemple la cheminée d’une unité de valorisation énergétique des déchets, pour y capturer le CO₂ émis. Et une fois capturé et contrôlé de la sorte, ce CO₂ n’est pas rejeté dans l’atmosphère et ne contribue pas à l’effet de serre. Qu’en faire ensuite ? On peut le réutiliser, car c’est un gaz industriel. D’autres applications sont aussi possibles, en pétrochimie et en chimie. Enfin, ce CO₂ excédentaire peut être enfoui, en utilisant le sous-sol comme un piège.
Le développement de ces technologies est encore conditionné à des enjeux économiques, pour rendre leur prix acceptable. Mais capture, stockage et réutilisation du CO₂ font partie des solutions à mettre en œuvre dans la lutte contre le réchauffement climatique, et pour atteindre la neutralité carbone à horizon 2050.
Autre enjeu de l’adaptation aux défis de l’époque, la résilience des villes. Quelle trajectoire prendre pour améliorer celle-ci ?
PR : Il s’agit notamment de rendre la ville vivable, malgré des événements climatiques extrêmes, sécheresses ou inondations, ou dont le niveau ou l’intensité monte progressivement, comme les vagues de chaleur. Je pourrais aussi vous parler des enjeux liés à la biodiversité.
Nous pouvons rendre les infrastructures intelligentes grâce aux technologies, et éviter d’en construire d’autres avec les erreurs qu’hier
Pour faire face, nous allons devoir nous adapter, et adapter notre environnement à des événements qui varient. Nous parlons alors d’infrastructures construites il y a un siècle ou deux, parfois invisibles car enterrées, conçues avec la connaissance de l’époque. Comment les adapter aux conditions d’aujourd’hui ? C’est tout l’enjeu.
Nous pouvons les rendre intelligentes grâce aux technologies, et éviter d’en construire d’autres avec les mêmes erreurs qu’hier. En embarquant cette intelligence, nous pouvons mesurer, décrire, simuler et anticiper afin d’améliorer la gamme de situations que les infrastructures – et donc les villes – sont capables de gérer.
Prenez des événements pluvieux très forts : l'eau déborde, traverse nos systèmes et est directement rejetée au milieu naturel sans être traitée. Aujourd'hui, nous sommes capables de connecter nos réseaux à la prévision radar météo et de gérer de façon dynamique les infrastructures : les utiliser comme un moyen de stockage de l’eau, le temps de l’orage, pour la traiter ensuite, avant de la relâcher.
L’amélioration de l’existant et du “legacy” est donc clé.
PR : Tout à fait. Nos activités recouvrent deux dimensions : gérer le flux et le stock, c’est-à-dire d’une part gérer le patrimoine existant, et y intégrer de l’intelligence pour le rendre plus évolutif et adaptatif, sans forcément rajouter de nouvelles capacités, et d’autre part développer de nouvelles infrastructures conçues pour être plus flexibles. Quand on combine les deux, les infrastructures deviennent alors mieux préparées aux aléas, plus résilientes.
Avec la ville de Copenhague, nous avons travaillé à rendre l'eau du port de nouveau propre à la baignade, grâce à un système de capteurs
On peut faire énormément, sur des infrastructures collectives, avec la volonté et le support des maîtres d’ouvrage, et obtenir de la sorte un impact conséquent. Avec la ville de Copenhague, nous avons travaillé à un système de capteurs qui permette de remonter et analyser les données d’infrastructures, de météo, de traitements. Résultat ? Les rejets sont drastiquement réduits et le port est de nouveau propre à la baignade – et ceci, sans construire d’infrastructures supplémentaires.
Vous dirigez les activités Eau France de Veolia. Quelles sont les priorités de votre feuille de route ?
PR : L’eau est un marqueur du changement climatique. Et parce que dans le monde occidental, nous sommes si habitués à sa disponibilité et sa qualité, nous avons tendance à l’oublier. Or quand l’environnement change, la répartition et la qualité de l’eau peuvent s’en trouver transformées. Les épisodes extrêmes d’inondations et de sécheresse, qui se multiplient sur le territoire, viennent en témoigner.
L’un de mes enjeux consiste à rendre visible ce qui ne l’est pas, et de continuer de développer la résilience des services d’eau. De veiller à ce que l’accès à l’eau reste fiable, pour que chacun puisse justement se préoccuper d’autre chose.
Je souhaite que les métiers de l’eau prennent toute leur dimension dans la recherche de performance plurielle de Veolia, et dans celle de nos clients. Je sais pouvoir compter pour cela sur la formidable dynamique humaine et managériale qui existe dans nos activités Eau France, et travailler ainsi dans la continuité des actions qui ont été entreprises ces dernières années.
Nous menons des expérimentations de capture du CO₂ dans des bassins de micro-algues
Concrètement, cela veut aussi dire travailler sans relâche sur les fuites et la qualité de l’eau. Poursuivre l’élan autour de l’engagement des consommateurs pour les rendre acteurs de leurs services d’eau et d’assainissement. Minimiser notre empreinte carbone, notre consommation d’énergie, de produits chimiques, nos déplacements. Veiller à la large diffusion de la réutilisation des eaux traitées.
C’est aussi développer l’autoproduction, en faisant de nos usines et stations de véritables centrales énergétiques, par exemple en exploitant les boues d’épuration pour en faire du biogaz. Autre exemple : nous mettons à profit notre expertise sur les traitements biologiques pour mener des expérimentations de capture du CO₂ dans des bassins de micro-algues. Bref, nos métiers et nos savoir-faire historique nous ouvrent de nombreuses pistes d’avenir, et nous comptons bien les explorer pour maximiser notre impact, avec et pour nos clients.
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