
Argent, musculation, armes et séduction féminine : un rapport de l’ONG Common Sense démontre que 69 % des jeunes garçons régulièrement en ligne sont exposés à du contenu problématique sur la masculinité.
Lors de la sortie tonitruante de la minisérie Adolescence, en mars dernier sur Netflix, une figure bien connue du Web planait au-dessus de l’intrigue. Il s’agissait de l’influenceur masculiniste et misogyne Andrew Tate, dont les contenus vantant l’idéologie incel circulent sur les portables des collégiens depuis 2022, notamment via TikTok.
Cette intuition scénaristique, selon laquelle les jeunes garçons sont confrontés de plus en plus tôt à un contenu toxique ayant trait à la masculinité, vient d’être confirmée par une étude menée par l’ONG américaine Common Sense Media.
Des stéréotypes masculinistes à gogo
Intitulée « Boys in the Digital Wild » , l’étude suit plus de 1 000 adolescents âgés de 11 à 17 ans. Alors que les trois quarts (73 %) indiquent avoir été régulièrement exposés à du contenu relatif à la masculinité – notamment sur les thématiques de l’argent, de la forme physique, des rencontres et des combats –, 69 % déclarent que ce contenu promeut des stéréotypes de genre « problématiques ». Parmi ces stéréotypes, on retrouve l’idée selon laquelle les hommes seraient injustement traités dans les rapports entre hommes et femmes, que les femmes utilisent leur apparence pour obtenir ce qu’elles veulent ou qu’elles devraient rester à la maison pour s’occuper de la famille.
Le pipeline incel
Ce contenu problématique est rarement recherché par les enfants. 68 % des garçons déclarent que les vidéos sur la « virilité » apparaissent directement dans leur fil d’actualité, poussées par les algorithmes des plateformes.
YouTube, TikTok ou Instagram identifient rapidement leurs centres d’intérêt – bien souvent centrés autour des jeux vidéo, du sport ou de la pop culture – et leur proposent, par effet de ricochet, des vidéos associées à la musculation, à l’argent facile ou à la séduction. Ce modèle de propagation, connu sous le nom de « pipeline », est souvent exacerbé lorsque l’estime de soi des jeunes garçons est basse.
Ainsi, l’étude met en lumière une corrélation entre le sentiment d’inutilité ou de médiocrité des adolescents et la force de l’exposition à ce type de contenu. 14 % des garçons fortement exposés ont déclaré avoir une faible estime d’eux-mêmes, contre seulement 5 % parmi ceux qui avaient été peu exposés aux messages de masculinité numérique. Ces enfants fortement exposés sont aussi plus susceptibles de dire qu’ils se sentent « inutiles parfois » ou « pas bons », selon l’enquête.
Des garçons coupés de leurs émotions
L’étude s’est aussi penchée sur les conséquences négatives de cette exposition. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, regarder des contenus masculinistes ne transforme pas automatiquement les garçons en misogynes.
La majorité garde des comportements bienveillants et se soucie des émotions des autres. Cependant, les jeunes très exposés finissent par adhérer plus fortement aux normes masculines traditionnelles (58 % contre 41 % chez ceux qui y sont peu exposés), ce qui a tendance à mener à des comportements précis liés à l’image qu’ils pensent devoir renvoyer. Ils sont presque quatre fois plus nombreux à penser que partager ses inquiétudes donne une image de faiblesse, sont plus enclins à cacher leurs blessures émotionnelles à leurs amis et plus nombreux à éviter toute discussion sur leurs sentiments.
Beaucoup se sentent aussi obligés de suivre un groupe de règles implicites censées leur éviter les moqueries. Pleurer, montrer de la tristesse ou exprimer de la peur sont des comportements bannis par près de la moitié des garçons, tandis que 38 % d’entre eux font attention à ne pas agir de façon « gay » ou « féminine ». À l’inverse, 91 % des garçons sont exposés à du contenu lié à l’apparence physique et 75 % sont soumis à des injonctions liées à une musculation imposante. Une grande taille, une peau claire et une jawline (mâchoire) saillante sont aussi des clichés très véhiculés dans ces vidéos.
Les parents en première ligne
Face à ces pipelines masculinistes, les parents sont bien souvent les premiers recours des adolescents.
Près de huit garçons sur dix (79 %) déclarent se tourner vers eux en cas de difficulté.
Mais cette confiance s’effrite à mesure que l’exposition aux contenus de masculinité numérique augmente : 86 % des garçons peu exposés affirment pouvoir compter sur leurs parents, contre seulement 73 % chez les plus exposés. Le rapport note que plus l’algorithme nourrit les fils des adolescents avec des modèles « virils », plus ils tendent à se détourner du dialogue familial pour chercher des réponses chez les influenceurs.
Si les parents apparaissent en première ligne pour aider leurs enfants, certains influenceurs essaient aussi de créer des antidotes à ces bulles de filtres. Sur TikTok, la créatrice Jamie Mercer a mis au point une méthode qui s’inspire de l’inoculation psychologique. Avec ses enfants, elle regarde des vidéos d’influenceurs conservateurs et masculinistes comme Charlie Kirk, puis engage un dialogue socratique pour interroger le sens des arguments et démonter, pas à pas, les ressorts de persuasion qui s’y nichent.
La démarche est volontairement scénarisée pour les réseaux sociaux, mais elle fonctionne comme une forme de vaccin : en exposant de manière contrôlée les jeunes à des discours problématiques, elle leur apprend à reconnaître les mécanismes de manipulation et à y résister lorsqu’ils les rencontrent seuls dans leur fil d’actualité. Une stratégie qui rappelle les travaux de chercheurs en sciences cognitives ayant popularisé la théorie de « l’inoculation psychologique » ou pre-bunking, testée notamment contre les fake news. Ces initiatives restent marginales, mais elles ouvrent une piste : plutôt que de chercher à couper totalement l’accès des adolescents aux contenus toxiques, il s’agirait de leur donner les moyens de les décoder.
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