
Vingt ans après sa création, YouTube s’impose comme la première destination TV aux États-Unis, devant Disney et Netflix. Longtemps repaire des meilleures vidéos de chats, la plateforme est en passe de reconfigurer toute l'industrie.
Février 2025 : YouTube devient la première destination audiovisuelle sur les téléviseurs américains, avec une part d’audience record de 11,6 %. La plateforme, longtemps bastion des meilleures vidéos de chats, devance désormais Disney (Disney+, Hulu, ESPN, ABC… 10 %), Fox (8,3 %) et Netflix (8,2 %), selon le classement Nielsen. Détail surprenant : cette percée spectaculaire s’explique en partie par l’appétit croissant des plus de 50 ans, qui représentent 36 % du temps total passé à regarder YouTube sur TV, alors que les adolescents et les 18-34 ans réunis n’en représentent que 28 %. Loin de s'essouffler, la plateforme a d’ailleurs continué de creuser l'écart au fil des mois suivants, avec 13,4 % de part d'audience en juillet.
« Nouveau roi des médias »
Pour Michael Nathanson, le constat est sans appel : YouTube mérite bel et bien la couronne de « nouveau roi des médias ». L’analyste du cabinet MoffettNathanson souligne dans une note de mars 2025 que la plateforme affiche un taux d’engagement inégalé, et un chiffre d’affaires de 54,2 milliards de dollars en 2024, juste derrière Disney. Mais pour combien de temps encore ? Selon lui, YouTube dépassera Disney (hors parcs à thèmes et produits dérivés) dès cette année – étape que le marché scrute comme un point de bascule majeur.
La plateforme surperforme sur tous les fronts : publicité (36,15 milliards de dollars en 2024, en hausse de 15 % sur un an), abonnements (YouTube Premium, Music Premium, Primetime Channels, NFL Sunday Ticket, pour 15 milliards de dollars), et YouTube TV (déjà 8 millions d’abonnés, un des plus gros opérateurs de TV payante du pays).
« YouTube a le potentiel de devenir l’agrégateur central de toute la vidéo professionnelle, capable de capter une part croissante du marché de la TV payante et du streaming », analyse Nathanson, qui évalue la valorisation autonome de la plateforme entre 475 et 550 milliards de dollars, soit près de 30 % de la valeur actuelle de sa maison mère Alphabet – et plus que Disney, Comcast, Warner Bros. Discovery et Paramount Global réunis !
D’infréquentable à incontournable
Autrefois perçue comme la bête noire du droit d’auteur, vingt ans après sa création par trois anciens de PayPal, « Aujourd'hui, YouTube, c'est de la télévision », résume Jeff Zucker, ancien patron de NBCUniversal et de CNN, dans Variety. Cette domination repose sur une révolution économique et culturelle : l'économie des créateurs, industrie qui brasse aujourd’hui des montants vertigineux. YouTube a ainsi versé 70 milliards aux créateurs, artistes et entreprises médias entre 2021 et 2023 (Variety, 2025). Une manne qui a transformé des inconnus en entrepreneurs multimillionnaires – une trajectoire désormais plus enviée qu’une carrière classique à Hollywood.
Le Programme Partenaire YouTube (YPP), lancé en 2007, partage les revenus publicitaires selon une répartition 55 %-45 % favorable aux créateurs. Ce modèle a donné naissance à un nouveau métier : youtubeur. Même si seulement 4 % des 50 millions de créateurs mondiaux gagnent plus de 100 000 dollars annuels selon Goldman Sachs, les success stories alimentent les vocations.
À commencer par celle de Jimmy Donaldson, alias MrBeast. À 26 ans, il a gagné 85 millions de dollars en 2024 selon Forbes, propulsé par plus de 410 millions d'abonnés. Le moment décisif ? Sa vidéo I Counted to 100,000! de 2017, où il comptait littéralement jusqu'à 100 000 pendant 40 heures. « C'était le catalyseur de tout ce qui a suivi », a confié à Variety celui qui a été un moment sur les rangs pour racheter la version US de TikTok, et à qui certains prédisent un destin présidentiel. Alors pourquoi écumer les castings, quand on peut devenir un magnat des médias en moins de dix ans pour le prix d’une ring light ?
« Pas besoin d’attendre une validation pour une saison 2 »
La migration vers YouTube s’accélère alors que Hollywood traverse une crise historique. La fin de l’ère « Peak TV » (2010-2020), les grèves de scénaristes et d’acteurs, ainsi que la délocalisation des tournages, ont mis en péril les carrières de nombreux professionnels du cinéma et de la télévision. Les commandes de séries TV scriptées ont chuté de 25 % depuis leur pic de 2022, les emplois de scénaristes de 42 % entre 2022 et 2023, selon les calculs de Business Insider. Résultat : de nombreux professionnels chevronnés se tournent vers l’écosystème YouTube, jugé plus agile et rémunérateur.
Voyez Isaac Diaz. Licencié de son poste de producteur créatif senior chez Paramount+, il travaille désormais pour Aphmau, une youtubeuse Minecraft comptant 23 millions d'abonnés. « Je n’ai pas besoin de vivre à L.A. ni de travailler pour un grand studio pour aimer ce que je fais », confie-t-il à Business Insider. Amanda Barnes, ancienne de Warner Bros. Animation, est désormais directrice de production chez Smosh, studio de 64 employés et 26 millions d’abonnés. Elle décrit un modèle souple et réactif, basé sur des hiérarchies courtes et le temps réel propre au numérique : « Pas besoin d’attendre une validation pour une saison 2. Les retours sont immédiats, on apprend et on itère. ». Sans compter que la croissance internationale leur ouvre des perspectives mondiales – même si le pouvoir algorithmique des plateformes peut bouleverser leurs modèles économiques du jour au lendemain.
Des cultures encore irréconciliables ?
Malgré ce mouvement, YouTube et la télévision traditionnelle obéissent encore à des logiques créatives distinctes. « Ce que les gens veulent sur YouTube n’a rien à voir avec ce qu’ils attendent de Netflix », observe le journaliste média Lucas Shaw (Bloomberg) sur la BBC. L’échec retentissant de PewDiePie en 2016 en est un bon exemple : l’émission de ce gamer suédois, alors youtubeur le plus puissant au monde, financée par la plateforme, n’a pas fonctionné. Pourquoi ? Parce que le public préférait le voir parler librement en jouant. « Il y avait une intimité, une spontanéité… que la production aseptisée ne reproduisait pas. »
Mais les frontières s’estompent… Shaw prédit que, grâce à l’afflux publicitaire, les productions YouTube deviendront de plus en plus ambitieuses, et que la programmation scriptée y émergera, à mesure que scénaristes et acteurs réalisent « qu'il y a un public beaucoup plus large sur YouTube que dans d'autres endroits. »
La preuve : MrBeast a transposé avec succès son univers sur Amazon Prime Video. Son émission Beast Games, qui a coûté plus de 100 millions de dollars, reste fidèle à son ADN YouTube tout en s'adaptant au format télé. « C'était une opportunité d'étendre la marque MrBeast vers de nouveaux publics », explique-t-il, tout en précisant : « YouTube restera toujours ma priorité numéro 1. »
Si YouTube capte les talents, l’intelligence artificielle pourrait, elle, s’en prendre à leur nature même. Et si, paradoxalement, celui qui parvenait à sauver l’âme d’Hollywood n’était autre qu’un gourou du développement personnel ? C'est à lire la semaine prochaine en deuxième partie.
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