
Tandis que Shein recrute des personnalités politiques françaises pour asseoir son influence, la loi anti-fast fashion disparaît du calendrier législatif. Coïncidence ? Réponse de Yann Rivoallan, président de la Fédération française du Prêt-à-porter féminin.
L’endurance n’est pas la moindre des qualités, surtout quand on est président de la Fédération française du Prêt-à-porter féminin. Depuis le début de son mandat, Yann Rivoallan alerte inlassablement sur le danger que représentent Shein, Temu et consorts pour la planète, la société, la santé et le business. Lui et l’ensemble des acteurs de la filière engagés dans ce combat n’ont pas fini de marteler ce message, au vu du report surprise de la « loi anti-fast fashion ». Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en mars 2024, cette loi, visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile, devait ainsi être débattue au Sénat le 26 mars 2025. Pourtant, elle a été retirée du calendrier législatif, sans explication officielle.
Que révèle ce nouveau rebondissement ? Pourquoi le combat contre Shein dépasse-t-il la seule filière textile pour devenir celui d’un choix de société ? Et comment les récents recrutements de l’entreprise au sein des cercles d’influence français, à commencer par l’ex-ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, s’inscrivent-ils dans une stratégie plus vaste ? Yann Rivoallan a répondu à nos questions.
Comment avez-vous réagi à l'annulation de l'examen de la loi anti-fast fashion au Sénat ? Et comment expliquez-vous ce revirement ?
Yann Rivoallan : J'ai appris la nouvelle directement de la députée Anne-Cécile Violland [ndlr : députée Horizons, à l’origine de la proposition de loi]. Je l'ai accueillie avec pragmatisme, car le sujet est complexe. Ce texte est stratégique pour la filière à plusieurs niveaux : il s’agit de définir ce qu’est la fast fashion, de créer un système de bonus-malus et, enfin, d’interdire ces produits. Cette proposition de loi constitue un grand pas en avant. De telles avancées comportent nécessairement leurs écueils.
Par ailleurs, avec la nomination de Christophe Castaner et de deux autres personnalités [ndlr : Nicole Guedj, ex-secrétaire d’État aux droits des victimes, et Bernard Spitz, ex-patron de la fédération française de l’assurance] au sein du comité RSE de Shein, je savais que la situation allait se complexifier et qu'il faudrait redoubler d'efforts pour convaincre. Cela fait partie du chemin.
Le sénateur Jean-François Longeot parle de « poker menteur » à propos des échanges avec le gouvernement sur ce sujet, dans une interview accordée à CMCM. Partagez-vous cette analyse ?
YR : Deux points méritent d'être clarifiés. Un véritable travail avait été initié avec Bruno Le Maire [ndlr : ancien ministre de l’Économie et des Finances], qui s'était montré très impliqué. Cependant, il n'y a pas eu d'action de la part de la DGCCRF (ndlr : direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, relevant du ministère) par la suite, créant une ambiguïté du côté du ministère de l'économie. La première question serait de comprendre pourquoi la DGCCRF n'a pas encore rendu le rapport demandé par Bruno Le Maire.
Ensuite, Christophe Béchu [ndlr : ancien ministre de la Transition écologique] nous avait promis d'agir contre Shein, et une véritable proposition de loi a été élaborée avec Anne-Cécile Violland. Une partie du gouvernement veut avancer, mais le manque d’action de la DGCCRF interpelle. Face au report de l'examen de la loi, je m'interroge évidemment sur la direction que prend ce dossier.
Dans un post LinkedIn, vous décrivez la catastrophe sociale et environnementale que nous connaissons déjà, mais vous parlez aussi de « la quintessence d'un système qui érige l'impunité en norme ». Qu’entendez-vous par là ?
YR : Prenons l’exemple du devoir de vigilance, dont on parle peu. La directive votée en ce sens à la Commission européenne, visant à améliorer la traçabilité, est actuellement reportée sine die. Ce report favorise les acteurs comme Shein, qui pratiquent le pire en termes de normes sociales et environnementales.
La loi anti fast-fashion devait protéger les acteurs de la mode française qui font des produits responsables, via un système de bonus-malus pénalisant les produits de mauvaise qualité. L'objectif était de recréer un système plus pérenne, bénéfique pour les entreprises et les consommateurs.
De plus, il faut savoir que des acteurs comme Shein paient peu ou pas de TVA sur les colis importés sous le seuil de 150 euros. C’est un autre exemple de l’impunité pour ceux qui parviennent à passer à travers les mailles du filet.
Une étude récente (de l’app cashback Joko) rapportait qu'en 2024, Shein est devenue l'enseigne où les Français ont le plus dépensé, détrônant Vinted. Maud Sarda, DG Label Emmaüs, qualifie Vinted de « succursale de la fast fashion » . Partagez-vous ce constat ?
YR : La seconde main pollue peu, car 70 % de la pollution provient de la production. Vinted n'est pas un aspirateur à fast fashion mais plutôt le reflet de notre consommation. La fast fashion pousse à la surconsommation, et quand nos armoires débordent, Vinted déborde aussi. Interdire Vinted n'empêcherait pas Shein de vendre autant.
Le recrutement de l’ex-ministre de l’intérieur Christophe Castaner chez Shein et cette annulation interviennent presque simultanément. Faut-il y voir un rapport ?
YR : Christophe Castaner bénéficie d’une visibilité médiatique importante, mais les deux autres personnes recrutées par Shein, bien que plus discrètes, ont aussi été influentes. Bernard Spitz, par exemple, a rencontré la présidente de l'Assemblée nationale en tant que président des Gracques, alors qu'il ne l'avait pas fait depuis cinq ans. Coïncidence ? Peut-être. A-t-il sollicité ce rendez-vous – quelques jours à peine après sa nomination par Shein ? À coup sûr. Shein cherche-t-elle à influencer nos institutions à travers ces recrutements ? Absolument. Avec quel succès ? Difficile à dire. Mais la stratégie d'influence de Shein est évidente, d’autant qu’aucune de ces personnalités n'a d'expérience réelle dans les domaines sociétal et environnemental.
Face à ce blocage, quelle est votre stratégie ?
YR : Nous devons poursuivre ce travail médiatique, mené depuis des mois, voire des années, pour informer de cette dangereuse réalité. Shein est un scandale, qui apporte chaque jour son lot de révélations. Voyez l’évasion de la TVA : de plus en plus de produits sont déversés dans l'économie, mais de moins en moins de taxes sont récoltées car les acteurs comme Shein échappent à leur collecte. Et pourtant, la croissance de l’e-commerce est principalement due à Shein et Temu.
Shein est catastrophique sur toute sa chaîne de valeur. Les personnes pensant faire une bonne affaire doivent comprendre qu'elles en sont les premières victimes. Moins de TVA, par exemple, signifie moins de financements pour les services publics. En ce sens, laisser faire Shein, c’est porter préjudice aux plus précaires et aux plus fragiles.
Je voudrais aussi parler du « système de Goutte » du jeu de la ferme de Temu, qui nous incite à passer des heures sur leur application pour quelques centimes d'économie. Cette captation de l’attention est très discutée pour des plateformes comme TikTok, mais jamais pour la fast fashion. Et ce n'est qu'un aspect parmi d'autres. Produits toxiques, déchets au Ghana, exploitation des ouvriers… Nous avons mis en lumière de nombreux scandales, et nous allons continuer.
Lacoste vient d’attaquer Shein en justice pour contrefaçon. Encouragez-vous les marques à faire de même ?
YR : Bien sûr. Et je les encourage aussi à prendre la parole. Chaque année, la contrefaçon coûte 12 milliards d’euros aux marques françaises. Shein et Temu participent à cette destruction massive de notre image de marque.
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