
#boismesrègles, #periodfacemask, #periodemoji... Cette multiplication de hashtags menstruels suggère-t-elle que le tabou des règles est tombé ?
Érigé en objet de fierté par les féminismes contemporains de la 4ᵉ vague, le sang menstruel est en vogue sur les réseaux sociaux. Sur Instagram, les serviettes hygiéniques sont ornées de paillettes, décorées de fleurs ou de baies rouges évocatrices ; des tampons sont visuellement détournés en fleurs, et des fruits sont même sculptés en forme de vulve. Les marques proposent des créations sous forme d’hommages à la lutte des femmes : de la couleur nommée Period par Pantone, au rouge à lèvres baptisé PMS pour « premenstrual syndrome » par Rihanna pour Fenty Beauty, jusqu’à la robe vertigineuse arborée par la rappeuse américaine Cardi B lors du gala du Metropolitan Museum of Art en 2019… Transgression ? Banalisation ? Abolition d’un tabou et des interdits ? Rien n’est moins sûr.
L’ambiguïté du sang menstruel : entre remède et poison
D’abord, rappelons que l’imaginaire des menstrues est culturellement moins synonyme d’interdit qu’un marqueur d’ambivalence. Pour la pensée symbolique, le sang menstruel est en effet à la fois remède et poison – pharmakon en grec ancien – et bénéficie traditionnellement d’un statut foncièrement ambigu, à la jonction de l’ordre et du désordre, du pur et de l’impur. Si bien que, parallèlement aux interdits notoires dont il fait universellement l’objet, le sang menstruel est paradoxalement valorisé dans nombre de pratiques traditionnelles : absorption rituelle du jus de Yoni, boisson cérémoniale tantrique composée de vin et de sang menstruel pour se connecter à l’Invisible ; pratiques d’automutilation chez les guerriers cherokees, mimant visuellement le sang menstruel afin de s’en approprier la puissance destructrice ; danses rituelles de femmes menstruées visant à éloigner les tempêtes ou à éradiquer certains nuisibles des champs, jusqu’au début du XXᵉ siècle en Occident...
Quand la modernité retourne son propre stigmate
Dans l’ouvrage Le miasme et la jonquille, l’historien Alain Corbin explique comment les découvertes bactériologiques du XIXᵉ siècle métamorphosent les catégories occidentales du propre et du sale. D’un nouveau rapport à l’hygiène découle une intolérance envers des odeurs autrefois banales – excréments, ordures, etc. Au même moment, les pratiques culturelles liées aux menstrues déclinent, tandis que la publicité hygiénique cherche à éradiquer la « souillure » en en solutionnant les aspects pratiques : le sang doit « disparaître », jusqu’à être remplacé par un bleu évoquant une pureté paradoxalement associée au sang ; un « régime hygiéniste du patriarcat » dénoncé dans l’œuvre Red Flag de Judy Chicago de 1971, dont le tampon ensanglanté invitait à « voir ce qui est ».
Cinquante ans plus tard, les règles se montrent à nouveau, mais faut-il y voir la fin d’un regard patriarcal sur celles-ci ? À travers une esthétique feutrée, les règles sont glamourisées au point de disparaître de nouveau. Car si appliquer sur son visage un masque au sang menstruel peut se lire comme un geste d’empowerment, encore faut-il se demander d’où et comment opèrent les mécanismes du patriarcat que ces pratiques combattent. Selon la chercheuse Hanna Klimpe, spécialiste des réseaux sociaux, la censure par Instagram en 2015 d’une œuvre de Rupi Kaur, pourtant loin du scandaleux Red Flag de 1971, révèle comment le male gaze surplombe, voire s’approprie l’esthétique des règles en n’autorisant que ses versions les plus édulcorées et en encourageant celles qui sont les plus proches des codes girly. Une nouvelle forme d’invisibilisation s’opère-t-elle ?
Sang, femme, patriarcat : un trio en trompe-l’œil ?
Pour l’anthropologue Mickael Houseman (Des rituels contemporains de première menstruation, Ethnologie française, 2010), la modernité de ces nouvelles pratiques se situe principalement dans leur absence de référence à la fertilité. Or, la fécondité est au cœur des mécanismes du patriarcat, comme la pensée féministe l’a amplement démontré. L’engouement autour du sang menstruel et sa banalisation actuelle ne sont-ils pas l’indice que la « lutte » devrait se dérouler ailleurs ? Là où l’on montre « ce qui est » : le sexe, la vie, la mort.
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