Capture d'écran du jeu « Black Myth : Wukong »

« Black Myth: Wukong » : le soft power chinois passe aux jeux vidéo

Black Myth: Wukong était très attendu. Un jeu premium doté d'un budget digne d'un blockbuster soulignant la volonté de la Chine de s'imposer sur un marché dominé par les États-Unis et le Japon. Le succès est au rendez-vous. Les polémiques aussi.

Depuis sa sortie le 20 août 2024, Black Myth: Wukong cumule les records. Après un démarrage en trombe avec plus de 2,4 millions de joueurs en simultané sur Steam (3 millions en prenant en compte les joueurs de PS5) le jour de sa sortie, ce jeu de rôle développé par le studio chinois Game Science, caracole en tête avec près de 18 millions de téléchargements. Un exploit pour un jeu vidéo solo et payant qui devrait dépasser d'ici la fin de l'année les plus grands succès de 2023, comme The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, Poudlard Legacy et Marvel's Spider-Man 2.

Si l'industrie du jeu vidéo nous a habitués à communiquer sur la base de critiques élogieuses et de chiffres dithyrambiques, le fait que ces derniers viennent de Chine a de quoi interpeller. Pendant des décennies, le pays a mené une politique très stricte de régulation du gaming, interdisant l'entrée de consoles de jeux sur son sol ou internant dans des camps de redressement militaires des jeunes joueurs jugés accros à l' « opium spirituel ». Ce soudain regain de fierté industrielle a pourtant une explication simple : la Chine étend son soft power dans le domaine des jeux vidéo et Black Myth: Wukong est son fer de lance.

Wukong, une étape importante pour l'industrie du jeu Chinois

Considéré comme le premier véritable jeu AAA chinois (prononcé « triple A » et désignant les jeux vidéo à très gros budgets), ce titre représente une avancée majeure pour l'industrie chinoise du jeu vidéo, qui y travaille depuis 2018 et tente ainsi de dépasser son statut de « fabriquant de petits jeux pour smartphone ». L'histoire est inspirée de La Pérégrination vers l'ouest, un monument de la littérature chinoise publié au XVIe siècle. Ce roman est l’un des plus importants de la culture asiatique. Il raconte le périple fantastique, à travers l'Asie centrale, de Xuanzang, un moine bouddhiste et de son escorte légendaire : un ogre des sables, un cochon anthropomorphe, un cheval dragon et, volant sur son nuage, son premier disciple, le Singe-Roi Son Gokū, accompagné de son bâton magique. En Chine, l'influence de La Pérégrination vers l'ouest se retrouve à tous les niveaux. À titre d'exemple, Dragon Ball de Akira Toriyama, peut être considéré comme une adaptation libre de ce classique de la littérature chinoise. Même chose pour One Piece, où Luffy obtient ses pouvoirs en mangeant un fruit magique (le fruit du démon), tout comme c’est le cas pour Singe-Roi Son Gokū.

Le soft power de l’Empire du milieu

Cette réappropriation de la mythologie chinoise n'est évidemment pas innocente. Selon le journal chinois Yangcheng Evening News : « Le succès de Black Myth: Wukong n'est pas seulement une victoire pour l'industrie du jeu vidéo, mais aussi une étape importante dans l'expansion de la culture chinoise à l'étranger ». La Télévision Centrale de Chine (CCTV) y voit, quant à elle, un pont culturel : « Dans le passé, les joueurs chinois ont traversé ce processus de compréhension interculturelle, c'est désormais au tour des joueurs étrangers d'apprendre…, et de comprendre la culture traditionnelle chinoise. » Enfin, l'agence de presse officielle Xinhua a déclaré que la sortie du jeu marquait une « incursion audacieuse » des développeurs chinois sur un marché « longtemps dominé » par les titres occidentaux. Et de conclure (en toute modestie) : « Grâce à cette avancée, la langue par défaut d'un jeu triple A n'est plus l'anglais, mais le chinois. » Cette exaltation nationaliste est évidemment à prendre avec des pincettes. Si le titre s'est très bien vendu, il faut préciser que 88 % des ventes proviennent du marché intérieur chinois.

Avec ses graphismes avancés et son gameplay sophistiqué, Wukong marque toutefois l'histoire en devenant le premier blockbuster chinois à réellement trouver écho à l'étranger. Un succès qui, selon Daniel Ahmad, analyste senior chez Niko Partners, démontre que les développeurs chinois « peuvent rivaliser avec les studios occidentaux sur la scène mondiale ». Une popularité qui s'aligne également sur les efforts de Pékin visant à équilibrer l'influence des produits culturels étrangers au niveau national. Le jeu vidéo ayant longtemps été « présenté comme un symptôme de la décadence de l’Occident », explique Yanchen Zhang, spécialiste des cultures numériques chinoises à l’université d’Arizona à France 24, il ajoute qu' « aux yeux des Chinois, ce succès international démontre ainsi que le "nationalisme technologique" fonctionne. »

L'industrie chinoise du jeu passe au microscope

Malgré ces bonnes ventes, Black Myth n'a pas échappé aux polémiques et tout n'est pas parfait. Si de nombreux joueurs ont regretté des bugs, le lancement du jeu s'est également fait sur fonds de controverses. Avant même sa sortie, les exigences de Hero Games qui entretient des liens étroits avec l'État chinois et détient près de 20 % de Game Science (startup soutenue par Tencent, géant chinois du numérique) avaient particulièrement irrité certains joueurs étrangers. Pour recevoir le code de téléchargement, les gamers étaient sommés de ne pas aborder certains sujets, tels que « la politique, les actualités de la Chine, la propagande féministe et plus largement n'importe quel contenu suscitant un discours négatif ». Ils avaient également pour consigne de ne pas utiliser certains termes comme « quarantaine, confinement, ou encore Covid-19. » Face à ce qu'ils ont considéré comme de la censure, de nombreux influenceurs occidentaux ont refusé de faire la promotion du jeu. « Je n’ai jamais rien vu d’aussi honteux au cours de mes 15 années d’exercice de ce métier. C'est très clairement un document qui explique que nous devons nous censurer », a déclaré Benoit Reinier, streamer de jeux vidéo sur YouTube et journaliste français, dans une vidéo YouTube. 

Une censure réfutée, par certains experts comme Thomas Burelli, professeur au Département de droit civil de l'université d'Ottawa. Selon lui, ces directives n'émaneraient pas directement du gouvernement chinois, mais du coéditeur du jeu. « C’est du zèle et c’est extrêmement maladroit », reconnaît le professeur. D'autres gamers avancent que ces directives n'étaient pas à destination des joueurs occidentaux, mais de la communauté chinoise. 

La sortie Black Myth: Wukong a également mis au jour, qu'à l’instar des communautés gaming occidentales, la culture sexiste n'épargne pas le monde du jeu vidéo chinois. En novembre 2023, IGN (média spécialisé dans les jeux vidéo) a rédigé un rapport compilant les commentaires publics grossiers et obscènes d'un certain nombre d'employés de Game Science, dont certains sont très connus dans l'industrie du jeu vidéo en Chine. IGN s'est également entretenu avec plusieurs femmes qui ont exprimé leur désespoir face au sexisme omniprésent dans l'industrie du jeu vidéo et plus largement en Chine. The Guardian rapporte que des médias d’État chinois ont réagi à ces controverses, accusant les médias occidentaux de « politiser cette réussite chinoise » et d’avoir déclenché le « radar de certaines forces antichinoises ».

Peggy Baron

Chaque jour je m'installe à la terrasse de l'actu et je regarde le monde en effervescence. J'écris aussi bien sur les cafards cyborg que sur le monde du travail, sans oublier l'environnement et les tendances conso.

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