
Ces dernières années, les usagers ont vu fleurir sur les réseaux sociaux des contenus controversés, putaclics, ostentatoirement faux, spammés. Ils sont la manifestation de « l'engagement farming », une pratique consistant à gonfler artificiellement l'engagement sur ses posts.
« Les plus gros dérapages de X », « Nomme une scène de film qui est un chef-d’œuvre de cinéma », peut-on lire de manière répétée sur X. Depuis l'ouverture de la rémunération aux détenteurs d'un compte X Premium en octobre 2023 en France, des usagers se plaignent d'une dégradation de la qualité des contenus et des interactions sur la plateforme.
En réaction, Elon Musk, patron de X, a annoncé le 19 avril 2024 dans un tweet qu’il allait s'attaquer aux spams de farming d'engagement avec Grok, un outil d'intelligence artificielle conçu pour repérer les comportements de spams. Son post n'a pas manqué d'interroger les X'os qui, pour beaucoup, découvraient l'expression et peinaient à identifier les comportements concernés. « Ce qui est considéré comme de l'engagement farming n'est toujours pas clair pour moi. Il y a beaucoup de stratégies marketing qui s'y apparentent. Lesquelles sont acceptables ou pas ? », questionne l'un d'entre eux.
Une expression « grassroots »
Difficile de savoir ce que recouvre précisément l'expression, dont on ne trouve aucune mention dans la littérature scientifique ou les dictionnaires traditionnels. Malgré cette carence, il ne fait aucun doute pour Stéphane Amato, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l'Université de Toulon, que l'expression relève d'une analogie entre la création de contenus et l'exploitation agricole (« farming »). « Elle associe la manière de cultiver l'engagement (likes, partages, vues) sur les réseaux sociaux à l’agriculture intensive et productiviste, qui recourt à des techniques peu éthiques (OGM etc.) pour accroître le rendement, sans souci de qualité », précise-t-il.
Les techniques ne manquent pas pour booster artificiellement l'engagement : production de contenus polémiques ou faux, partage des mêmes contenus sur différents espaces, taggage de nombreux usagers dans un post, recours à des questions éculées et gratuites etc., le champ des possibles est vaste. À l'engagement farming, Stéphane Amato oppose la « croissance organique » sur le Web, à savoir l'augmentation de l'engagement ou du nombre de followers d'un compte de manière authentique, sans publicité payante, en produisant du contenu qualitatif. « Cela demande plus de temps, mais c'est à mon avis plus sain et plus durable », avance le chercheur.
S'il n'est pas possible de retracer la généalogie de l'expression (dont on trouve des traces dès 2018 sur Twitter et Facebook), il est probable qu'elle soit inspirée de l'univers du jeu vidéo, où la pratique du farming est répandue. Elle consiste à répéter les mêmes actions comme explorer un même donjon, ou abattre le même ennemi dans un périmètre limité, afin d'acquérir des objets, de l'argent du jeu ou des points d'expérience rapidement et sans effort. Pour Stéphane Amato, la filiation avec le jeu vidéo est d'autant plus plausible que « certains nano influenceurs cultivent l'engagement sur les réseaux pour céder leur compte et leurs abonnés aux plus offrants, à l'instar des joueurs qui proposent leur service de farming contre de l'argent réel (gold farming), ou qui amassent des objets virtuels pour les revendre ».
Un engagement cultivé par les plateformes
La critique de l'engagement farming émise par Elon Musk peut à première vue paraître paradoxale. La culture de l'engagement est intrinsèque au modèle économique des plateformes, qui repose sur les annonceurs. Une prime à la visibilité est décernée par les algorithmes de recommandation aux contenus suscitant de l'engagement, ce qui encourage la production de contenus accrocheurs. Néanmoins, l'introduction de la rémunération des créateurs sur X et TikTok a décuplé la pratique de l'engagement farming, devenue lucrative.
Les progrès de l'IA ne laissent pas présager une décélération de la course à l'engagement. Les chatbots et générateurs d'images artificielles permettent de produire en un temps record des contenus taillés sur mesure pour faire réagir. Stéphane Amato partage ce constat : « De plus en plus d'usagers deviennent implicitement des marques et se comportent comme telles. Ils cherchent à accroître artificiellement leur capital social pour pouvoir ensuite capitaliser dessus. J'aurais tendance à rapprocher cela de la stratégie marketing de la croissance hacking, qui consiste à hacker ou à tirer profit du mode de fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux pour gagner en notoriété, et donc en crédibilité. »
Néanmoins les effets de l'engagement farming diffèrent de ceux des stratégies marketing des marques cherchant à étendre leur communauté. « Il existe une sorte de contrat de communication implicite entre les usagers consommateurs et les marques. Nous savons que les marques cherchent à nous influencer, voire à nous manipuler, alors qu'on ne soupçonne pas cela d'un simple usager. Cela rend l'engagement farming beaucoup plus pernicieux », conclut Stéphane Amato.
Participer à la conversation