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Censure : la liberté de la presse mise à mal sous le gouvernement Meloni

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En Italie, « des signaux clairs et alarmants » relevés par la Fondation Nieman, principale institution de journalisme de l'université Harvard.

Poursuites judiciaires, écoutes téléphoniques et incitations à démissionner... D'après le dernier Nieman Reports, publication trimestrielle de la Fondation Nieman d'Harvard consacrée aux questions journalistiques, le gouvernement italien d'extrême droite exerce de virulentes pressions sur les médias publics.

« Télé-Meloni » et « contrôle étouffant »

« Tu peux me dire ce que tu veux, je ne ferai jamais comme la RAI. » Dans son morceau Paprika sorti récemment, le rappeur Ghali s'en est pris à la chaîne publique Radiotelevisione Italiana. En février dernier, à la suite de l'appel de l'artiste à « arrêter le génocide » de Gaza lors d'un festival musical retranscrit à la télé, le directeur général de la RAI avait réaffirmé le soutien de la chaîne à Israël et présenté des excuses publiques pour les propos tenus par le chanteur. Cette réaction avait provoqué une manifestation devant le siège de la RAI à Naples ainsi que dans tout le pays. En mai dernier, les journalistes de la RAI s'étaient mis en grève pour dénoncer le « contrôle étouffant » opéré sur la chaîne par le gouvernement de la Première ministre Giorgia Meloni. En avril, la RAI avait empêché Antonio Scurati – auteur ayant analysé l'accession au pouvoir de Benito Mussolini – de lire à l'antenne un essai sur la montée du fascisme. Ce dernier reprochait à la Première ministre d'être « obstinément attachée à la ligne idéologique de sa culture néofasciste d'origine ».

Depuis leur prise de fonction il y a deux ans, Giorgia Meloni et son parti Frères d'Italie appliquent ce que les critiques considèrent comme une pression impitoyable sur la chaîne, chassant les anciens dirigeants et animateurs, remplacés ensuite par des alliés politiques. Chez « Télé-Meloni », la situation s’est tellement aggravée que des représentants de Media Freedom Rapid Response, une organisation dédiée à la liberté de la presse au sein de l’Union européenne, ont organisé en mai dernier « une mission urgente » à Rome pour documenter et discuter des solutions potentielles à la vague de censure italienne.

La partie émergée de l'iceberg

La situation au sein de la RAI n'est que la partie émergée de l'iceberg. Cette année, le classement de la liberté de la presse en Italie établi par Reporters sans frontières a perdu cinq places, passant de 41 à 46. « Il existe un mal commun : la protection insuffisante des journalistes qui couvrent l'actualité, ce qui est inconfortable pour ceux au pouvoir, qui contestent ensuite le droit à une presse libre par des violences physiques et verbales », a déclaré Alberto Spampinato, directeur d'Ossigeno per l'Informazione (Oxygène pour l'Information), une organisation qui surveille la liberté de la presse en Italie. L'Italie, a-t-il souligné, fait partie des pays d'Europe qui autorisent les poursuites pénales en cas de diffamation, une accusation passible d'amendes pouvant, dans certains cas, atteindre 50 000 euros et jusqu'à trois ans de prison. « Il n’est cependant pas surprenant que nous ayons atteint ce point de non-retour inquiétant », déclare Sara Manisera, journaliste indépendante. « Cela fait un moment que nous voyons monter des signaux clairs et alarmants. »

En janvier 2023, Sara Manisera a reçu une notification de la police l'informant qu'elle était accusée de diffamation en raison de commentaires tenus lors d'une cérémonie de remise de prix en 2022. (Son discours évoquait l’infiltration de la municipalité d'Abbiategrasso, une ville du Nord de l'Italie, par le crime organisé.) Même si elle ne risque pas une peine de prison, cette épreuve l'empêchait de travailler. « La collecte de documents pour prouver mon innocence m’a fait perdre un temps précieux dans mes reportages et a aggravé ma santé mentale », a-t-elle déclaré. « Cela m'a également découragé de prendre la parole ouvertement lors d'évènements publics auxquels je suis invitée dans le nord de l'Italie. »

27 poursuites engagées contre des journalistes italiens

Un cas loin d'être isolé. La Fondation Nieman recense des centaines d’attaques contre la presse italienne ces dernières années. Ces offensives comprennent des descentes de police dans les salles de rédaction et les écoutes téléphoniques de journalistes couvrant des sujets sensibles comme la corruption environnementale et la crise des réfugiés. Rien qu'en 2022, 161 poursuites ont été engagées contre des journalistes en Europe, dont 27 en Italie. En octobre dernier, Roberto Saviano, journaliste et auteur, a été reconnu coupable de diffamation à l'égard de la Première ministre. Il a été condamné à payer 1 000 euros pour avoir traité Meloni de « salope » quand celle-ci s'en était prise aux navires secourant des migrants en mer Méditerranée. Une affaire qui, selon les défenseurs des médias, aurait eu un lourd effet dissuasif, puisque les Frères d'Italie entendent augmenter les sanctions en cas de diffamation. Les journalistes pourraient écoper de quatre ans et demi de prison et encourir une amende de 120 000 euros.

En mars 2023, les locaux de Domani, l'un des rares journaux italiens indépendants à ne pas dépendre du financement d'entités politiques, ont été perquisitionnés par les Carabiniers, la police nationale italienne. Le média basé à Rome a été visé après que l'ancien ministre italien du Travail a déposé une plainte pour diffamation en raison d'un article de Giovanni Tizian et Nello Trocchia rapportant son implication dans le crime organisé. En mai 2024, Pasquale Napolitano, journaliste pour Il Giornale, a été condamné à payer une amende de 6 500 euros et à huit mois de prison pour un article publié en 2020 critiquant le travail d'un groupe d'avocats italiens.

Et surtout, ne pas parler des migrants

Dans le collimateur du gouvernement : les reportages sur la crise des réfugiés. Lorenzo Tondo, correspondant du Guardian basé à Palerme, a été mis sur écoute par les services de renseignement italiens entre 2016 et 2017. Les écoutes téléphoniques ont commencé après qu'il a publié en 2016 un article montrant comment les autorités italiennes avaient confondu un réfugié érythréen avec un célèbre trafiquant d'êtres humains, remettant ainsi en question la capacité du gouvernement à gérer la crise migratoire et à enquêter sur les abus. Des documents judiciaires ont montré que les procureurs siciliens avaient secrètement enregistré certaines conversations entre Lorenzo Tondo et l'une de ses sources. En mars 2021, Nancy Porsia travaillait sur une enquête sur les conditions de vie des migrants en Libye lorsqu'elle a reçu un appel téléphonique d'un collègue inquiet lui indiquant que son nom et des transcriptions de conversations entières figuraient dans une pile de documents judiciaires à Trapani en Sicile. « Si les écoutes téléphoniques ont créé certains obstacles pour les journalistes en Italie, les poursuites pour diffamation, souvent intentées par le gouvernement Meloni, restent une menace plus grande pour la liberté de la presse », précise le rapport Nieman. « La plupart de ces procès, après des années d'épreuves et de frais de justice dus également à la lenteur du système judiciaire, se terminent par un non-lieu. »

Amendes et prison : criminaliser le travail des journalistes

« Bien que l'emprisonnement n'ait lieu qu'en de très rares occasions et puisse être négocié [pendant] le procès, ces sanctions légales et pécuniaires découragent définitivement les journalistes de faire leur travail plus sérieusement », déclare Vittorio Di Trapani, président de la Fédération italienne de la presse, un syndicat de journalistes. « Et cela a un impact sur l’ensemble du paysage médiatique italien, car plus les journalistes ont peur… moins il y a d’enquêtes percutantes pour tenir les lecteurs informés grâce à des reportages transparents. Cela a un impact énorme sur la démocratie. »

En février, les membres du Parlement Européen ont adopté de nouvelles règles destinées à protéger les journalistes. En Italie, cependant, peu de progrès sont constatés... Un projet de loi en instance au Sénat permettrait même aux tribunaux de suspendre le travail des journalistes s'ils sont reconnus coupables de diffamation pénale. Et il existe peu de ressources dans le pays qui peuvent fournir une assistance juridique gratuite aux journalistes ciblés. « Alors que l'UE renforce la protection des sources des journalistes, l'Italie continue de criminaliser le travail des journalistes », a déclaré Vittorio Di Trapani.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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