Comment Snapchat alimente la crise opioïde chez les adolescents

OxyContin, fentanyl... Aux États-Unis, policiers et familles poursuivent le réseau, coupable selon eux, d'une épidémie d'overdose.

Un matin début 2020, dans une petite ville cossue d'Orange County en Californie. Amy Neville pousse la porte de la chambre de son fils de 14 ans pour l'emmener chez le dentiste. Alex n'est pas dans son lit. Affalé sur son pouf, les lèvres bleues, du vomi sur la chemise, il est mort depuis au moins 6 heures. Ces dernières semaines, Amy Neville s'échinait sans succès à trouver un centre désintoxication pour son fils dont « le cerveau ne s'arrêtait jamais. » Pour se calmer, le jeune garçon s'était mis à fumer du cannabis avant de récemment passer à la vitesse supérieure. Quelques jours avant son overdose, Alex avait passé auprès d'un revendeur (AJ Smokxy) rencontré sur Snapchat sa première commande d'OxyContin, un analgésique délivré sur ordonnance. La mort du jeune garçon a été causée par du fentanyl importé de Chine, mélangé par les revendeurs aux ersatz de pilules OxyContin inondant les rues du pays. Puissant analgésique opioïde conçu en Belgique dans les années 50 pour soulager les patients atteints de cancer, le fentanyl tuerait aujourd'hui en moyenne aux États-Unis une personne toutes les sept minutes.

Snapchat, plaque tournante pour les revendeurs de pilules

L'histoire d'Alex est tristement banale. Dans une édifiante enquête, RollingStone indique que le nombre de décès d’adolescents dus au fentanyl a triplé entre 2019 et 2021. Selon la police, ces morts sont principalement imputables à la consommation de pilules coupées au fentanyl. Sur le marché, en ligne ou dans les parkings de Walmart et Trader's Joe, ces pilules sont vendues comme autant d’imitations d'OxyContin, Valium, Xanax, Percocet ou Adderal, médicament prescrit pour traiter le trouble déficitaire de l'attention. Pourquoi le fentanyl ? Parce qu’il est si abondant et puissant (deux milligrammes de fentanyl - 10 grains de sel - suffisent à asphyxier un individu) qu'il permet de produire un faux Oxy pour moins de cinq centimes la pilule. D'après la police, l'Oxy avalé par Alex contenait suffisamment de produit pour tuer les quatre membres de sa famille.

Sur les réseaux, il est désormais aussi facile de faire livrer les pilules à 30 dollars qu'une pizza Domino's. Parmi les plateformes favorites des dealers : Snapchat, où les contenus sont par défaut programmés pour être éphémères et intraçables. Lancée en 2011 par deux anciens étudiants de Stanford, Evan Spiegel et Bobby Murphy, Snapchat comptait fin 2023 plus de 400 millions d’utilisateurs actifs. Chaque jour, 5 milliards de publications sont échangées par ses utilisateurs, soit plus de 2 millions par minute. Initialement pensé comme un canal privilégié pour partager nudes et sextos, l'application a été immédiatement adoptée par les écoliers. En lieu de pénis en érection, l'application servait surtout, à ses débuts, à partager les portraits d'élèves de CM2 transformés en chats ou licornes par le biais de filtres colorés. Pour retenir les internautes sur son application, le réseau développe en 2016 la fonctionnalité Quick Add, qui suggère de nouveaux contacts, connus ou non, à l'utilisateur.

« Nous l'avons testé nous-mêmes, en nous faisant passer pour des jeunes de 16 ans sur trois nouveaux burner phones (ndlr : des téléphones dits jetables, supposément intraçables). Sur deux d’entre eux, nous avons eu des propositions d’ajout rapides avec des centaines d’"amis" que nous ne connaissions pas », raconte Laura Marquez-Garrett, avocate au Social Media Victims Law Center, le cabinet qui poursuit Snapchat au nom d'Amy Neville et 63 autres familles. Parmi ces contacts : des hommes et femmes avec des émojis pilules (💊), pénis (🍆) et argent (💵) dans leur pseudo. « Nous avons essayé de les refuser, mais un écran est apparu disant : "Interagir avec des amis est l’essence même de Snapchat. Êtes-vous sûr de vouloir sauter cette étape ? " » À l'inverse observe Amy Neville, si vous téléchargez l’application en vous identifiant comme adulte, vous n’obtiendrez rien dans votre flux. « Comme si c'était fait pour être impénétrable pour les adultes. » Filmés, ces essais ont été soumis au tribunaux par le cabinet d'avocat.

Pas de terrain d'entente possible

D'après Bill Bodner, patron récemment retraité de la Drug Enforcement Administration (DEA) de Los Angeles, Snapchat se montre peu coopératif dans le cadre des enquêtes menées à la suite de la mort par overdose de jeunes ayant passé commande sur le réseau. De son côté, le réseau fait état d'une tolérance zéro à l’égard des trafiquants de drogue depuis 2014, et affirme faire tout ce qui est en son pouvoir pour s'associer aux forces de l'ordre. Entre les deux parties – policiers et familles endeuillées d'un côté, Snapchat de l'autre – pas de terrain d'entente possible, estime le journaliste de RollingStone après 8 mois d'enquête. Légalement, les parents ont peu de recours. La plateforme est protégée par la Section 230 d'une loi de 1996, le Communications Decency Act. Conçue originellement pour réglementer le contenu pornographique sur Internet, la section protège les plateformes Internet de toute responsabilité pour de nombreuses choses dites ou faites sur elles par des tiers. Malgré des enquêtes poussées du Guardian ou du Mirror, Snapchat ne dévie pas de ligne de défense : ils font leur possible et sont dans les clous. D'après Reuters, Snapchat a gagné 4,6 milliards de dollars l'année dernière.

Pharma-Master, Oxygod et AlphaBay

Pour les enquêteurs essayant de remonter la trace des dealers opérant sur Snapchat, les déconvenues sont nombreuses. Pendant 50 ans, la menace venait (officiellement) de l'extérieur : cartels mexicains, colombiens ou boliviens. Aujourd’hui, les producteurs et distributeurs sont de jeunes millennials américains se faisant appeler Pharma-Master (un ancien Mormon) ou Oxygod (qui aime s'afficher sur TikTok dans des baignoires pleines de billets de 100 dollars). Pour eux, tout commence sur AlphaBay. Lancé en 2014 par le codeur canadien Alexandre Cazes, AlphaBay s'est vite imposée comme la première plateforme du commerce criminel du darkweb. « Trafic sexuel, meurtres, animaux exotiques, drogues : peu importe, c'était à vendre là-bas », explique Ray Donovan, chef des opérations spéciales de la DEA récemment retraité. Démantelée en 2017, la plateforme serait réapparue il y a quelques années. Mais entre-temps, Pharma-Master et consorts ont migré sur Snapchat.

« Notre position est que les fonctionnalités de Snap offrent aux revendeurs un refuge sûr pour vendre des drogues mortelles aux enfants. La fonction de géolocalisation ; la fonctionnalité My Eyes Only, qui leur permet de stocker et de masquer les informations des enfants ; la suppression sur leurs serveurs par Snap des textes et des menus des revendeurs. Ces fonctionnalités sont uniques à Snapchat », souligne Matthew Bergman, fondateur du cabinet d'avocats Social Media Victims Law Center. Sans relâche, l'avocat poursuit aussi la société pour négligence, alléguant qu'Evan Spiegel et son équipe savaient depuis des années que des enfants entraient en contact avec des dealers sur leur plateforme, sans avoir fait grand-chose pour résoudre le problème. À ce jour, AJ Smokxy, pourtant correctement identifié, n'a pas été inculpé.

Des accusations vigoureusement réfutées par l'entreprise. En 2023, Snapchat assurait « avoir supprimé plus de 2,2 millions de contenus liés à la drogue, et désactivé et bloqué les appareils associés à 705 000 comptes associés ». Malgré ces initiatives, et après avoir collaboré avec Snapchat, Tim Mackey, data scientist renommé dont la société S-3 identifie les dealers en ligne, se montre pessimiste. « Il y a toujours une recrudescence des transactions sur les plateformes, là où on s’y attend le moins », a-t-il constaté pour RollingStone. Lorsque le média lui a demandé ce qu'il estimait nécessaire pour endiguer l'épidémie de mort par surdose, l'informaticien n'a pas hésité : « L'inculpation pénale d'une entreprise de la tech. »