peter Singer avec un mouton

Cause animale, est-ce qu’on recule ? On fait le point avec Peter Singer

© Derk Goodwin

50 ans après la parution de son essai La Libération animale, le philosophe australien dresse un bilan de l’évolution de nos sensibilités à ces questions. Interview.

Peter Singer est une des très grandes figures de la cause animale. Il a influencé tous les grands mouvements de protection des animaux à travers le monde. Il a permis d’interroger les fondements du spécisme, pour mieux les dénoncer. Selon le chercheur, le spécisme est une forme de discrimination que les humains ont établie entre les espèces animales sur la seule base de leur appartenance à telle ou telle espèce. À l’occasion de la publication en français de l’édition définitive de La Libération animale, on lui a demandé s’il pensait que la cause avait avancé. Et la réponse est pleine de nuances.

50 ans se sont écoulés depuis la sortie initiale de votre best-seller, vendu à plus d’un million d’exemplaires. Mais pour les animaux, le bilan est pour le moins mitigé. Jamais ils n’ont été maltraités et tués en aussi grand nombre qu'aujourd'hui.

Peter Singer : La hausse des chiffres mondiaux du nombre d’animaux tués s’explique tout d’abord par la croissance démographique. Ce premier facteur est renforcé par le fait que les habitants de pays comme la Chine sont plus riches : il est possible qu'ils associent l’alimentation carnée aux classes les plus aisées, et souhaitent y accéder aussi. Sans oublier l’existence d’une énorme industrie dont l’objectif est de nous vendre de la viande, et qui sait comment utiliser la publicité pour imposer l'idée que c'est une bonne chose d’en manger. La tendance est plus paradoxale si l'on regarde des régions comme l'Europe et les États-Unis, où il y a beaucoup plus de végétaliens et végétariens, davantage d'alternatives véganes dans les supermarchés, mais où la consommation de viande continue d’augmenter – peut-être à l'exception de l'Allemagne et de la Suède. C'est assez énigmatique.

Et en même temps, il n'y a jamais eu autant d'élan en faveur de la prise en compte des animaux.

P. S. : Oui, le mouvement animaliste est bien plus fort et capable d’obtenir de plus nombreuses avancées qu’il y a 50 ans. En fait, il n'existait tout simplement aucun mouvement de ce type à l’époque. Il y avait quelques sociétés de protection animale, des sociétés anti-vivisection, mais pas de mouvement général pour un meilleur traitement de tous les animaux – ni de véritable mouvement promouvant le végétarisme.

Quelles sont les recettes du succès pour les défenseurs des animaux ?

P. S. : En Europe, il a été possible d’obtenir des évolutions importantes par des canaux politiques assez conventionnels : former des organisations, faire pression sur les partis politiques pour inclure les préoccupations animalistes dans leurs programmes, encourager les gens à voter pour eux et faire adopter des législations. Mais cette approche ne fonctionne pas très bien aux États-Unis... Ce qui fonctionne là-bas, ce sont les campagnes à destination des entreprises.

En quoi consistent ces campagnes ?

P. S. : Le pionnier de cette méthode est Henry Spira, à qui j’ai d’ailleurs consacré un livre. Le principe est simple : s’adresser à une entreprise avec une demande raisonnable. Quand Henry voulait que l’entreprise Revlon arrête de tester des cosmétiques sur les animaux, il n'a pas dit, « Je vais mener une campagne contre vous, à moins que vous n'arrêtiez de tester sur les animaux. » Vous ne pouvez pas demander à une entreprise de se mettre en faillite. Elle ne le fera jamais. Au lieu de ça, il a dit, « Je veux que vous consacriez un petit pourcentage de vos profits au développement d’alternatives aux tests sur les animaux. »

Si vous pouvez persuader une entreprise que si elle n’accède pas à votre demande, elle perdra des parts de marché parce que vous avez des informations compromettantes sur elle, alors vous pouvez l’amener à faire ces changements. Et parfois, Henry achetait quelques actions de l'entreprise, les utilisait pour aller aux réunions des actionnaires et faire du bruit !

Certaines choses n'ont pas changé depuis 50 ans. Je pense à la définition du spécisme.

P. S. : Le spécisme est un préjugé contre des êtres, basé sur l'espèce à laquelle ils appartiennent. C'est principalement un biais contre tout être qui n'est pas humain, pas membre de l'espèce Homo sapiens. On peut appeler cela du spécisme anthropocentrique. Mais il y a aussi un spécisme qui postule que c'est horrible de manger des chiens, mais acceptable de manger des cochons.

Comme pour le racisme et le sexisme, nous avons affaire à un groupe dominant, qui a plus de pouvoir que les autres, qui se donne un statut moral supérieur et invoque ce statut pour justifier l’utilisation qu’il fait de ceux ayant un statut moral inférieur. C'est ainsi qu’agissent les humains à l’égard des animaux. On peut voir les animaux comme des esclaves, je ne pense pas que ce soit exagéré. Et, pour beaucoup, on peut également les voir comme des propriétés. En fait, légalement, ce sont des propriétés.

Une objection courante à l'antispécisme est que les animaux sont trop différents de nous pour être nos égaux.

P. S. : Les humains sont différents aussi, mais nous ne traçons pas de lignes en disant, par exemple, qu’il faut avoir un QI supérieur à 100 pour bénéficier de droits moraux. L'égalité humaine n'est pas une égalité de fait. Nous considérons les humains comme égaux en statut moral, même s'ils ne sont clairement pas égaux en à peu près tout ce qu’on peut imaginer, que ce soient les capacités cognitives comme l’intelligence, ou les capacités physiques comme la force. Dans le cas des animaux, le type d'égalité que je prône, et que je pense être la meilleure fondation pour l'égalité parmi les humains également, est la considération égale des intérêts. Si vous êtes face à des intérêts similaires, vous devriez leur accorder le même poids.

De quels intérêts s’agit-il ?

P. S. : Le plus évident, et celui dont je parle souvent, est l'intérêt à ne pas souffrir. Mais il peut y en avoir d'autres : l'intérêt à profiter de la vie, à avoir des expériences positives et pas seulement à éviter les expériences négatives, l'intérêt à la liberté au sens physique, à pouvoir aller où on veut, l'intérêt à socialiser avec d'autres de votre espèce... Même si souvent ces intérêts seront liés à la souffrance – vous souffrirez si vous ne pouvez pas socialiser, si vous êtes membres d’une espèce sociale – il peut y avoir des intérêts à le faire indépendamment de la souffrance.

Dans votre livre, il y a deux chapitres descriptifs, sur l'expérimentation animale et sur l'utilisation des animaux pour l’alimentation. Il y a bien d'autres domaines où les animaux sont exploités. Pourquoi avoir choisi de se concentrer sur ces deux-là ?

P. S. : Le cas de l’alimentation est évident : c'est par l’élevage et la pêche que nous exploitons le plus d’animaux. Je pense que c'est la question la plus importante et la plus grave, surtout avec l’hégémonie de l'élevage industriel. Le cas de l'utilisation des animaux dans les expériences scientifiques est intéressant, parce que le principe des expériences repose sur l'idée que les animaux sont similaires à nous : il doit y avoir des similitudes physiologiques et psychologiques entre eux et nous pour que les recherches médicales donnent des résultats utiles. Mais alors, s'ils sont similaires à nous, pourquoi ne bénéficient-ils pas du même statut moral ?

En 2007, vous affirmiez dans un entretien que La Libération animale était le livre le plus important que vous ayez écrit. À quoi sert la philosophie ?

P. S. : La philosophie peut changer des vies. Je l'ai constaté de nombreuses fois. Ingrid Newkirk, qui a fondé l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), l'a fait après avoir lu La Libération animale. Elle l'a dit elle-même à de nombreuses reprises, y compris dans le nouveau podcast que je coanime avec la philosophe Katarzyna de Lazari Radek, Lives Well Lived. C’est le cas pour Jane Goodall aussi, qui maintenant partage publiquement le fait qu’elle est devenue végane. Et je pense qu'elles ont, à elles deux, une influence très importante ! En termes d’impact politique, c’est difficile de savoir exactement. L'Europe et le Royaume-Uni auraient-ils interdit les cages en batterie au moment où ils l'ont fait, si La Libération animale n'avait pas été écrite ? Il est impossible de répondre à cette question. Mais je pense qu'une position raisonnable est que cette interdiction est devenue plus probable grâce au livre et aux nombreuses personnes qu’il a influencées.

Peut-être que la chose la plus importante que la philosophie puisse accomplir est de changer les vies dans une direction positive. Positive pour le monde dans son ensemble, mais aussi, espérons-le, positive pour les personnes qui choisissent de changer leur vie après avoir suivi des cours ou lu des livres de philosophie. C'est, après tout, une tradition très ancienne qui remonte à Socrate, et qu’on retrouve aussi dans certaines traditions philosophiques asiatiques. Je pense aussi qu'il est important que les philosophes écrivent d'une manière que le public non académique puisse comprendre, en particulier en ce qui concerne les problèmes d'éthique appliquée. Cela peut aider à élever le niveau de compréhension et de discussion publiques.

Comme le journalisme ! On trouve une nouvelle section dans votre livre, sur l'altruisme efficace. Qu’est-ce que l'altruisme efficace, en tant qu'idée et en tant que mouvement ?

P. S. : L'altruisme efficace est un mouvement qui encourage les gens à s’engager pour rendre le monde meilleur : réduire la souffrance, augmenter le bonheur, réduire les morts prématurées... Et de le faire à l’échelle du monde entier, avec une approche impartiale, universelle. Ce sont les valeurs que la plupart des altruistes efficaces partagent. Ils peuvent différer sur d’autres valeurs, mais ces principes d’efficacité et d’impartialité forment en quelque sorte le noyau. Par exemple, quand il s’agit d’aider les animaux, plutôt que de se concentrer simplement sur l'importance de devenir végétarien ou végétalien, on peut aussi se renseigner sur les organisations animalistes les plus efficaces, s’engager à leurs côtés et leur faire des dons.

Une autre addition majeure à votre livre est les résultats de la recherche des dernières décennies sur la conscience des animaux.

P. S. : Beaucoup de recherches ont été menées depuis 1975, c'est assez impressionnant. Nous pouvons maintenant être très confiants que les poissons ressentent la douleur. Je pensais déjà à l’époque que c'était probable – en dépit de quelques sceptiques qui soutenaient que les poissons ne ressentent pas la douleur parce qu’ils n’ont pas de néocortex cérébral. Je considère aujourd'hui cette question réglée, et il y a bien plus d’informations sur les poissons dans l’édition définitive qu'il n'y en avait en 1975, notamment sur le développement considérable de l'aquaculture en Asie.

Nous avons également plus d'informations sur certains invertébrés, les poulpes et autres céphalopodes, les crustacés décapodes, comme les homards et les crabes... Il est aujourd'hui probable qu'ils peuvent ressentir de la douleur, ce que le gouvernement britannique a d’ailleurs reconnu dans sa loi relative au bien-être animal. Certains documentaires ont été efficaces pour sensibiliser à la cause des animaux aquatiques. L'exemple récent le plus intéressant est le documentaire La Sagesse de la pieuvre. Plusieurs personnes m'ont dit – y compris des personnes qui ne sont pas végétariennes – avoir arrêté de manger des pieuvres grâce à ce documentaire. Ce qui est d’ailleurs un peu étrange : pourquoi mangent-elles encore des cochons, si elles ont maintenant arrêté de manger des pieuvres ?

Nous avons aussi plus d'informations sur les insectes, une variété d'études sur les abeilles, par exemple. Je ne pense pas que nous puissions être très confiants sur la sentience des insectes, mais c’est en partie juste parce que nous manquons encore de recherches. Nous devrions, de toute façon, accorder un bénéfice du doute à ces invertébrés, pour éviter de leur nuire, de leur causer de la souffrance.

Une révolution technologique majeure est en cours, celle de l'intelligence artificielle. À quels effets peut-on s’attendre concernant la cause animale ?

P. S. : Il y a de nombreux domaines dans lesquels l’intelligence artificielle peut être utilisée de manière néfaste, et quelques autres dans lesquels elle peut avoir des effets bénéfiques. La principale inquiétude concerne son usage en élevage industriel, qui commence déjà à se généraliser. Certains prétendent que l’IA est utilisée pour détecter les maladies, qu’elle est donc au service du bien-être animal. Mais ce n'est pas clair... Quel serait vraiment le bénéfice pour les animaux ? Peut-être que l’usage de l’IA permettra de les entasser toujours plus, qu’elle sera utilisée pour optimiser encore davantage les profits de l’industrie, ce qui risque de rendre cette dernière plus efficace, plus pérenne. Et donc de rendre le développement des viandes végétales et cultivées plus difficile à concurrencer avec l'industrie de la viande conventionnelle.

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Super article. Espérons que les consciences continuent d'évoluer vers un monde moins cruel, et merci pour toutes vos contributions en ce sens, M. Singer. <3

  2. Avatar Frédéric M. dit :

    On aimerait voir plus d'articles comme celui-ci !

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