4 captures de défilés de Leon Dame, le top berlinois

Défilés de mode : être viral ou ne pas être, telle est la question

© Leon Dame, le top berlinois

Directeurs de mouvement ou no-phone fashion show ? Pour créer l'évènement qui enflammera les réseaux, les marques de mode redoublent de créativité, avec des stratégies parfois contradictoires.

Comment créer l'évènement, lorsque tout est devenu évènement ? Comment forger les images qui deviendront iconiques, quand nous croulons sous les diaporamas de looks ? Comment l'esprit d'un label peut-il transcender le simple vêtement, pour s'incarner dans une attitude reconnaissable entre mille, à une époque où le corps est devenu un champ d'expression éminemment politique ? Pour les créateurs, il s’agit d'abord de faire impression dès le catwalk. Voyez par exemple le rôle prépondérant occupé aujourd'hui par les « directeurs de mouvement » . Ce métier – initié dans les années 90s par Stephen Galloway (qui a récemment chorégraphié Miley Cyrus dans le cultissime Flowers) – est monté en puissance à la faveur de la pandémie, au moment où les défilés ont dû se faire en livestream. Plus largement, ils sont devenus autant d’occasions pour les marques de multiplier les contenus, d’exister sur les réseaux sociaux, quitte à renoncer à l'élitisme d'un exercice longtemps réservé à quelques happy few.

Les directeurs de mouvement mènent la danse

Au moment où la vidéo a envahi notre quotidien, la question n’est pas tant de transformer la passerelle en scène de ballet, mais plutôt de sortir des postures statiques, mettre en valeur le vêtement par le mouvement. Plus qu'une silhouette, signer une attitude en phase avec la marque. Voire créer le moment viral qui permettra à un créateur d’émerger sur les plateformes. On pense au buzz créé par le label parisien Coperni, à la fin de son défilé printemps/été 2023, où une Bella Hadid était apparue presque nue, avant qu’un tissu en spray ne soit pulvérisé sur son corps, afin de créer une robe “instantanée” – un moment largement relayé sur les réseaux sociaux. Dans les 48 heures suivant le défilé, sa valeur médiatique mesurée par Lauch Metrics avec sa mesure MIV (Media Impact Value) avait été estimée à 26,5 millions d’euros, dont 21 sur les médias sociaux.

Eric Christison, dans une interview à Vogue Business, ne dit pas autre chose. Le chorégraphe, chargé de mettre en mouvement le défilé Mugler FW 24/25, le confesse : « Il y a tant de contenus publiés. Si les utilisateurs n'interagissent pas avec une vidéo dans les premières secondes, nous savons que l'algorithme ne fonctionnera pas bien. Si cela ne fait pas de bruit, ne brûle pas dans les mémoires, ne crée pas de désir, cela n'alimente pas la machine. »

Effet Margiela

Ce ne fut clairement pas le cas pour John Galliano pour Maison Margiela Artisanal. La collection haute couture SS 2024 est de celles qui ont marqué les esprits, sur les médias et sur les réseaux sociaux. « L’un des plus beaux shows de la décennie ! » ou « Fashion is back ! », s’extasiaient les commentateurs, tandis que sur les réseaux sociaux, se multipliaient les tutos à la recherche de l’effet entre silicone et porcelaine créée par la make-up artist star Pat McGrath.

Pour ce show, sous le pont Alexandre III à Paris, où a été reconstituée l’ambiance d’un bar de la Belle-Époque, chaque mannequin interprétait un personnage différent, et interagissait avec le public. Un travail proche de la direction d’acteurs, pensé par l’artiste polonais Pat Boguslawski, lui-même issu du théâtre. Le lendemain, Boguslawski avait gagné 150 000 abonnés sur les réseaux sociaux. La réponse virale sur les réseaux sociaux au défilé a été immédiate : le show Margiela a augmenté le trafic social et l'engagement avec les comptes de la marque de 1 800 % par rapport à leur moyenne sur six mois, selon Trendalytics, cité par Vogue Business. La marque sait y faire : en 2020 déjà, la démarche singulière du top Leon Dame, avait déjà enflammé les réseaux, entraînant derrière lui force mèmes. Un « effet Margiela », que certains cherchent à reproduire, sans en comprendre le sens, ni le travail de création associé, se désole l’artiste au magazine spécialisé.

No phone fashion show

Comme Margiela, The Row a aussi eu droit à de nombreux commentaires cette saison. Mais la raison en fût tout autre : la marque fondée par les jumelles Olsen avait décidé de bannir, purement et simplement, les smartphones de sa présentation automne/hiver 2024 à Paris. Les invités furent ainsi priés de revenir à une couverture très analogique de l'évènement – au moyen tout de même de très chics calepins japonais et stylos fournis par la griffe connue pour son minimalisme luxueux, exigeante sur les détails, attentive au savoir-faire.

Cette no-phone policy n’a pas été du goût de tout le monde. Pour les uns, cette décision à contre-courant a redonné à l’exercice du défilé sa magie du passé, une forme de pratique élitiste réservée aux happy few – le comble du Quiet Luxury en somme, une tendance qui sied particulièrement bien au style de The Row. Les autres, au contraire, n’ont pas apprécié de se voir dicter leur choix. Vanessa Friedman, du New York Times, a ainsi écrit sur X : « Je ne pense pas que prendre quelques photos m’empêche de considérer pleinement ce que je vois. Et je pense être assez adulte pour en décider par moi-même. » Elle n’a toutefois pas bravé l’interdit : le faire était aussi courir le risque de ne pas être invitée pour les défilés suivants…

Mais cette position pour le moins ferme – certains ont parlé d’un coup de force – en vaut-elle le buzz ? On l’a vu plus haut, les réseaux sociaux, les influenceurs, et le digital au sens large, permettent à une marque de faire rayonner son identité bien au-delà de sa seule clientèle. D’exister plus largement dans la culture, « dans une expérience universelle et démocratisée », selon la spécialiste de la mode Rian Phin à Vogue. Dans ce contexte, oser ce genre de contre-pied est alors une décision consciente, fruit d’une stratégie pensée, qui s’intègre pleinement à l’esprit de la marque. De fait, les sœurs Olsen ne donnent pas d'interviews et n'apparaissent jamais à la fin de leurs défilés. Pour The Row, la no-phone strategy permet non seulement un contrôle total de l’image de la marque sur les réseaux (puisque c’est elle qui se charge de les diffuser), mais aussi de cultiver un certain mystère, voire une inaccessibilité, déjà présents dans les codes de la marque.

Ce faisant, les sœurs Olsen se privent-elle d’un potentiel business ? Rien n’est moins sûr : alors que la tendance Quiet Luxury ne donne pas de signes de fatigue, et que sa papesse Phoebe Philo réussit son come-back sans se départir de son habituelle économie de parole, The Row est rentré pour la première fois dans l’indice Lyst des marques les plus désirables au dernier trimestre 2023, et son it-bag Margaux est surnommé « le nouveau Birkin » .

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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