
La grande démission n'est pas qu'une affaire de serveurs chez Starbucks. Et quand le cinéaste Xavier Dolan claque une déclaration pour dire qu'il quitte le cinéma, est-ce le signal qu'il est temps de rebooter nos manières de bosser ?
Authentique. Intense. Passionné. Le cinéma de Xavier Dolan ressemble à Xavier Dolan lui-même. Il vous prend par les sentiments, les tripes, bouffe l’image, l’envahit. Sa caméra capte des personnages dont on ne sait jamais s’ils nous parlent à nous ou s’ils racontent surtout son histoire à lui. « C'est brillant… et tellement narcissique », disait la critique Danièle Heymann.
L’insatiable mangeur d’écrans
On déclare qu’il est la relève du cinéma de genre. Lui jure qu’il n’appartient à aucune catégorie, qu’il pourrait aussi bien les embrasser toutes. Bien sûr qu’il pourrait tourner une comédie musicale, pourquoi pas un film de superhéros, un Marvel, ce serait formidable, et, « si seulement », soupire-t-il, faire un Harry Potter. Sans honte, il assume ses influences. Elles piochent dans ses émotions de gosse – Madame Doubtfire, trop bien, Les Visiteurs, il connaît toutes les répliques.
Depuis J’ai tué ma mère, son premier long métrage, sorti en 2009, il a tourné à une cadence de créateur de contenu : près d’un film par an. Il les écrit, il les dirige, il les joue, il les monte et en assure la promotion en enchaînant les plateaux. Une franchise de sale gosse, un sourire qui irradie, un charme de dingue..., les journalistes chavirent, les cinéphiles s’embrasent. À lui, tous les superlatifs : enfant surdoué, génie, prodige, on dirait « HPI » si on voulait tenter de faire moderne. Mais la modernité, c’est lui. Et sous l’avalanche de flatteries et d’hommages, sous le feu des projecteurs, il risque de périlleux exercices de modestie : « Que voulez-vous que je fasse de ça ? » Et quand le chéri des festivals râle à Cannes de ne pas avoir reçu les prix à la hauteur de son œuvre..., on se réjouit. Miracle, Xavier sait aussi faire le bad buzz. S’il échoue en tentant un inaudible « parlons plutôt du fond des films », il alterne les « je n’ai jamais dit ça » avec un plus technicolor « allez tous vous faire enculer. » Aucun doute possible : derrière ou devant la caméra, Xavier Dolan est un virtuose des écrans !
« Je ne ressens pas le besoin de continuer avec ça »
Et puis, bim ! Au matin du 5 juillet 2023, à l’aube de la trêve estivale, dans les colonnes du quotidien espagnol El País, Xavier Dolan l’annonce. Il démissionne du cinéma. Étrange formule. À 34 ans, au pinacle d’un des métiers les plus glam’ du monde, comme d’autres quittent leur poste de barista chez Starbuck, lui quitte ses fonctions de merveille du septième art. L’infatigable est épuisé, le passionné a le dégoût, le survolté lâche l’affaire. « Je ne ressens pas le besoin de continuer avec ça, dit-il. Je ne comprends pas à quoi ça sert d'insister pour raconter des histoires quand tout autour de soi s'effondre. L'art ne sert à rien, et se consacrer au cinéma est une perte de temps... Je réfléchis à ce en quoi consiste mon travail, et je me vois écrire, filmer, monter, en postproduction... Et puis voyager à travers le monde en parlant de ce que j'ai filmé, monté et “postproduit”... Nous agissons comme si nous avions tout le temps, et s'il y a quelque chose que nous n'avons pas en ce moment, c'est le temps. »
« Je n’ai tout simplement plus assez d’énergie »
Xavier Dolan avait pourtant porté haut les rêves de sa génération. En 2014, à 25 ans, recevant le prix du jury de Cannes pour Mommy, un film dynamite suivant l’intimité sous tension d’une mère explosive et de son fils, jeune adulte incontrôlable, il avait adressé son discours à ses congénères : « Accrochons-nous à nos rêves. Ensemble, nous pourrons changer ce monde qui a besoin d’être changé. Notre ambition n’a pas de limites à part celles que l’on se construit à soi-même. En bref, je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. » Déjà, ce vertige ; on dansait au bord du gouffre.
On le sait que certaines étoiles, finalement, sont faites pour filer. Et franchement, au vu de l’énergie thermonucléaire que Xavier s’imposait (et nous imposait), on comprend la fatigue. Évidemment. Mais qu’est-ce que cet épuisement chuchote à l’oreille de notre époque ? La question paraît d’autant plus juste qu’il n’est pas le seul qui, arrivé au faîte de nos fascinations, dévisse. On se souvient de la démission surprise de la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern. Elle aussi était si jeune, si brillante, et si galvanisée par son désir de se montrer en train de changer notre époque. Elle aussi maîtrisait les codes de notre moderne condition. Elle était de tous les écrans, affichant sur la scène internationale ou sur son fil Instagram cette même gouaille cash et cette esthétique de l’intime. Et puis le 19 janvier 2023, au bord des larmes, face à un parterre de journalistes médusés, elle a tout plaqué : « J’ai tout donné pour être Première ministre, mais cela m’a aussi beaucoup coûté. Je n’ai tout simplement plus assez d’énergie pour quatre ans supplémentaires. »
Caprice de star ? Usures prévisibles de nos hubris contemporaines ? Peut-être. Mais nous, si nos plus ardents déclarent forfait, qu’est-ce qu’on peut faire de ça ? Et si cela nous invitait à repenser le partage de la charge ? Célébrer moins les égos, attendre moins des héros, pour collectivement mettre toutes nos forces à soigner notre temps de ses maux.
Ce texte est paru dans le numéro 34 de la revue de L'ADN : Où sont les travailleurs ? Ils ne veulent plus travailler comme avant. Pour vous procurez votre numéro, cliquez ici.
Certaines étoiles sont faites pour filer…😍 Merci pour votre talent d'écriture, un plaisir à lire.
Super article.
Loin des projecteurs, je me suis retrouvée dans la justesse de vos mots. Votre beau questionnement final tombe comme un sqfd. Merci
cqfd