
Depuis les rues de Chinatown et les hangars rénovés de Brooklyn, le collectif new-yorkais s'est imposé comme le prescripteur du cool qui fascine autant qu'il agace.
« Demandez aux New-Yorkais d’un certain âge si Dimes Square est un lieu, un style ou une sous-culture et ils répondront probablement "oui" », résume NME. Comme dans une romcom des années 2000 ou un polar des années 80, tout commence à New York. Début 2020, les jeunes créatifs bouillonnent dans une ville confinée. Matcha en main, MDMA sur la langue et kétamine dans la poche, une petite clique se retrouve pour faire la fête en dépit du confinement.
C'est quoi Dimes Square ? L'apothéose du cool qui a obsédé Internet
La faction se compose majoritairement de musiciens désœuvrés, skaters détenteurs de fonds de placement, auteurs tourmentés, DJ désargentés, instagrammeurs ironiques, artisans en céramique, e-girls très maquillées et podcasteurs en Doc Martens et socquettes à volants blancs. La bringue se passe à Dimes Square, microquartier informel du sud de Manhattan. En gros, le petit triangle délimité par Canal St, Division St, et l'est de Chinatown, oùfleurissent les bars qui servent des white russians et basil smash, et les épiceries vendant de la coriandre et des clous de girofle très chers. La fiesta est lancée par le rappeur Blake Oritz-Goldberg (Blaketheman100), soucieux d'organiser des petites sauteries pour sa tribu. En quelques mois, Dimes Square s'est imposé comme l'antichambre avant-gardiste à la pointe de la créativité. En tout cas, c'est ce que Dimes Square aime (se) raconter. Fortement nostalgique des années 2000, la clique se dévoile en newsletters, podcasts et photos prises avec flash, laissant les médias pantelants.
Quoi de neuf à Dimes Square ? Que s'y passe-t-il ? La question a fait couler beaucoup d'encre chez les médias anglophones. Ryan Broderick de la newsletter Garbage Day a qualifié la zone d' « arme psychologique destinée à rendre fous les millennials », un gigantesque foutoir, mêlant les influences toutes plus contradictoires les unes que les autres, entre communisme et libertarianisme, mouvance woke et accélérationnisme, punk rock et catholicisme. Post-pandémie, les prix de l’immobilier dans le quartier explosent (encore), les évènements se téléportent en ligne et bon nombre d'artistes retournent à Brooklyn. Dimes Square est devenu cool (comprendre : on y réserve des brunchs à 49 dollars) et les hipsters ont envahi la place. Depuis, la pression est un peu retombée, comme en témoignent les titres semi-ironiques de plusieurs titres de presse : « Faut-il se soucier de Dimes Square ? Probablement pas », avance Bon appétit, tandis que Daily Beast brosse le portrait du « quartier de New York que nous adorons détester. »
Dimes Square vire à droite
Entre-temps, Dimes Square s'est aussi mué en collectif intello-branchouille aux tendances conservatrices, construit autour d'un assortiment de blogs Substack, de serveurs Discord, de comptes Twitter ou du podcast de niche Red Scare. Baignant dans la culture Internet, le collectif qui ne cache pas sa tendance un peu dépressive se veut surtout transgressif. Sean Monahan, l'un des membres de la clique, aurait forgé l'expression vibe shift (changement d'atmosphère), pour décrire la récente réaction « antiwoke » de la scène artistique new-yorkaise, terme popularisé l'année dernière par le média The Cut. En 2022, Buzzfeed révèle les liens entre Dimes Square et le milliardaire Peter Thiel qui aurait soutenu financièrement le NPC Festival, porté par plusieurs personnalités du collectif et surnommé le festival anti-woke. En effet, si le terme NPC (non player character, personnage non jouable, PNJ en Français) provient du jeu vidéo, il a été récupéré par l'extrême droite par le biais de forums comme 4chan pour décrire les « normies » : les gens normaux, la masse, les lobotomisés qui ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, trop soumis au politiquement correct. Évidemment, Peter Thiel adore.
Dimes Square est également à l'origine du blog et de la newsletter Angelicism01. Sur Internet, ils ont donné naissance à l'angelicisme, une pseudo-philosophie visant à trouver du sens au monde moderne et à identifier une forme de beauté et de perfection dans l'éphémère et l’effondrement. Plus ou moins directement, Dimes Square est aussi lié à l’étrange nébuleuse née en ligne qui enjoint à « changer de race » grâce au pouvoir de la méditation. Si la proposition est prise au sérieux par de nombreux internautes, difficile d’appréhender l’intention derrière la formule du collectif. Comme l’indique la loi de Poe, toute expression radicale sur Internet peut être prise au sérieux, faute d’indication contraire de la part de son auteur. Parmi les membres de Dimes Square : le bloggeur informaticien réactionnaire Yann Curtis, les créateurs du podcast Wet Brain, Honor Levy et Walter Pearce, ou encore Dasha Nekrasova et Anna Khachiyan de Red Scare.
Qui est Mike Crumplar qui se prend pour Balzac ?
Et bien sûr, Mike Crumplar. Une cigarette dans une main, une bière dans l'autre, il explique depuis un bar de Greenpoint à Brooklyn être un Balzac des temps modernes. « Mon New York est son Paris. Il y a beaucoup de conneries et d’intrigues du même genre : des dramas et des querelles au sujet de la poésie, des illusions bourgeoises et d'autres trucs », expliquait-il récemment au New York Magazine. Dans sa newsletter Crumpstack mêlant essais, extraits de journal intime et règlements de compte, il dépeint le monde des intellectuels rebelles qui « tweetent et sniffent de la coke à Dimes Square durant la pandémie », milieu qu'il ne rejoint pourtant qu'en 2022.
« Comme l’ont découvert de nombreux arrivistes en quête d’influence, depuis ceux écrivant pour les journaux à potins du Paris des années 1830 de Balzac jusqu’aux blogueurs de Gawker des années 80, le moyen le plus sûr de se faire un nom est de se moquer de ceux qui vous ont précédé », résume le média américain. Et la formule fonctionne : Mike Crumplar est désormais un incontournable de Dimes Square. Après des études en littérature allemande ( « Lire Nietzsche et tout ça » ), il travaille pour La Banque mondiale et l'ONU – pour qui le jeune homme développe des rapports. La nuit, Mike Crumplar vogue de fête en fête, de lectures de poésie en happenings. En 2022, il a par exemple assisté et critiqué la pièce de théâtre Dimes Square écrite par Matthew Gasda, pièce dans laquelle les membres du collectif jouaient leur propre rôle et qui laisse le Balzac 2.0 amer. « Je me situe en gros dans ce moment dans Les Illusions perdues où Lucien est tombé la face contre terre. Cet écrivain naïf et idéaliste se rend à Paris et s'immerge dans la ville et est en quelque sorte mâché et craché », a-t-il confié au New York Magazine. Une posture désabusée qui explique sans doute en partie l'aura dont jouit Dimes Square auprès de Z et de millennials aux velléités artistiques contredites par le marasme économique de l'époque.
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