Depuis près de 15 ans, le festival de film Tribeca Festival propose, en plus d’une sélection de films, un programme étoffé d’expériences immersives. Des vidéos 360 et technologies expérimentales des débuts aux voyages immersifs nébuleux et autres blockbusters de la réalité virtuelle, Meta et L'ADN donnent la parole à Ana Brzezińska, curatrice du programme immersif de Tribeca Festival, afin de discuter du médium et de son pouvoir.
Qu’est-ce que la réalité étendue (XR) permet que la 2D ne peut pas ?
Ana Brzezińska : Traditionnellement, on dit que ce qui fait la différence entre un storytelling traditionnel en deux dimensions et un storytelling spatial ou immersif, c’est que l’on met l’utilisateur au centre de l’expérience. La perspective et le sens de présence sont au cœur. Puis, selon les histoires, vous avez le pouvoir de changer la narration, d’interagir avec le monde, ou vous êtes simplement invité à regarder le déroulement.
Vous pouvez aussi faire cette expérience avec plusieurs personnes, en temps réel. C’est différent et très puissant, et je crois que cela va être une des branches du storytelling immersif qui va se développer avec le plus de dynamisme.
A Tribeca, nous avons proposé une oeuvre sur ce format, et elle a été l’une des plus appréciée du public. Il s’agit d’Evolver, une expérience qui peut se vivre à six. La pièce est légèrement interactive : vous pouvez interagir avec les particules qui vous entourent mais vous ne pouvez pas influer sur la narration. Les autres participants sont représentés par de toutes petites bulles : vous pouvez les observer bouger et vous savez que vous n’êtes pas seul dans cet espace. L’expérience est un voyage à travers le corps humain. Vous cheminez avec le flux d’oxygène qui entre dans les veines, le flux sanguin, passe par le cœur, et vous observez ces cellules qui sont au centre de la vie. Tout ça est représenté de façon magnifiquement abstraite, comme si vous regardiez une nébuleuse dans l’espace. Vous ne savez pas vraiment si ce que vous voyez est un micro ou un macrocosme. Voir un autre humain bouger dans cet espace magique est vraiment spécial. C’est quelque chose que les professionnels du théâtre comprennent très bien.
Quel est le lien entre la pratique théâtrale et les technologies que vous mettez en avant ?
A. B. : Les gens qui font du théâtre, et de manière plus large les performeurs – les chorégraphes, les danseurs, comprennent ce que c’est de travailler avec l’autre dans l’espace, et ont généralement une très bonne compréhension de ce qui est possible en VR. C’est également naturel pour eux de penser à la façon dont le public va réagir à ce qui se passe dans cet espace.
Vous avez aussi une section dédiée aux jeux vidéo. Dans quelle mesure cela s’inscrit-il dans le storytelling immersif ?
C’est une curation différente, réalisée par Casey Baltes, vice-président de Tribeca Games & Immersive, et elle est très nouvelle – cette année, pour la première fois, nous avons installé une galerie physique. C’était très intéressant de voir comment les gens expérimentaient les deux programmations et comment ils essayaient de trouver des liens entre ces formes de storytelling numériques.
C’est aussi important pour nous de créer un écosystème, des ponts entre différentes industries créatives, pour que les créateurs collaborent sur de nouveaux projets.
Lorsque la VR est devenue populaire, elle a beaucoup été présentée comme une « machine à empathie ». Comment aller au-delà de ça ?
A. B. : Je crois que nous essayions de définir ce qui fait que ce médium est spécial. C’est une sorte de raccourci pour comprendre le genre d’engagement que nous pouvons atteindre. Lorsque l’on est immergé dans une réalité que notre cerveau analyse très rapidement comme un monde réel, que tout ce que vous voyez se grave dans votre cerveau comme votre propre souvenir, cela crée un sens de l’engagement très profond.
Aujourd’hui, nous essayons d’explorer la VR comme n’importe quel autre médium. Il faut un peu de temps pour le comprendre et l’utiliser pleinement – nous n’y sommes pas encore. Mais il est important de comprendre que, comme les films ou la photographie, la VR peut être utilisée de nombreuses manières.
Pensez-vous que la VR peut devenir aussi répandue et accessible que les autres médiums ?
A. B. : Oui. Nous en sommes aux débuts. La technologie est encore déroutante et pas toujours confortable, mais ce n’est qu’une question de temps. Il y a aussi des expériences qui ne relèvent pas de la VR. Nous faisons beaucoup de réalité augmentée (AR), de réalité mixte (MR) et beaucoup de choses très intéressantes se passent dans le domaine de l’audio immersif, qui ne nécessite rien d’autre que des casques audio. La VR est juste l’une des nombreuses options pour raconter des histoires spatialisées et immersives.
Toute personne qui travaille dans cette industrie aura une vision différente mais pour moi, la réalité étendue est l’opportunité de créer une nouvelle couche par-dessus notre réalité. Cela va changer non seulement la façon dont nous créons et consommons les informations et les histoires, mais aussi notre rapport à la réalité physique. Personnellement, en commençant à travailler avec les médias immersifs, j’ai réalisé que la réalité physique est fragile et vulnérable et que nous devons la protéger. Lorsque vous la voyez tous les jours sans alternative, vous avez l’impression qu’elle sera toujours là ; ce n’est pas vrai.
Vous avez dans votre programmation des films très durs – je pense notamment à Container. Comment s’assurer de ne pas traumatiser le spectateur ?
A. B. : Les créateurs de notre communauté sont au fait des risques. Dans Container, le spectateur comprend clairement qu’il est dans un théâtre. On ne s’adresse jamais à lui directement, il n’y a jamais de menace directe. Ce n’est pas une vidéo en 360 mais en 180, donc lorsqu’il tourne la tête, il ne voit plus rien. C’est un geste artistique beau et fort mais c’est aussi une façon de protéger l’utilisateur.
Y’a-t-il des blockbusters du format immersif ?
A. B. : De nombreuses expériences ont eu beaucoup de succès, pour différentes raisons. Par exemple Goliath : Playing with reality [produit en collaboration avec le programme VR for Good de Meta Quest, Ndlr],ou Gloomy Eyes, [également disponible sur Meta Quest]. Non seulement ce sont des expériences phénoménales, mais elles sont aussi narrées par des célébrités – Tilda Swinton pour Goliath et Colin Farrell pour Gloomy Eyes [Tahar Rahim en français, Ndlr]. Cela aide à toucher un groupe d'utilisateurs plus important.
Il y a d'autres types d’expériences VR. Des jeux, avec par exemple Half-Life : Alyx, ou des plateformes sociales, de plus en plus nombreuses, comme VR Chat, Rec Room [ou Horizon Worlds, métavers social lancé en VR en 2021 par Méta, Ndlr].
Il y a aussi des expériences très populaires grâce aux thèmes ou aux personnages qu’elles abordent. Par exemple, le studio Felix & Paul a un partenariat exclusif avec la station spatiale internationale. Ils ont pu développer une incroyable série de documentaires sur le quotidien des astronautes, scientifiques et chercheurs qui travaillent à bord de la station spatiale internationale. Ces documentaires sont devenus le point d’entrée d’une immense exposition, qui a débuté au Canada et voyage désormais autour du monde. C’est un très bon exemple d’une utilisation de la VR qui permet de populariser ces technologies différemment auprès de différentes audiences.
Un conseil à nos lectrices et lecteurs ?
A. B. : Je veux encourager chacun à essayer les technologies immersives que ce soit à travers son téléphone portable ou un casque VR. La manière dont cette technologie est présentée est souvent décourageante ou intimidante, pourtant son potentiel est énorme et nous pouvons faire beaucoup de belles choses. Nous devrions être optimistes : plus nous connaissons ce médium, plus nous discutons de sa direction, meilleur sera le résultat.
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