
L’Europe et la France peuvent-elles revenir dans la course du numérique ? Pas facile. Mais jouable.
Dans un contexte de guerre économique entre les États-Unis et la Chine, où chacun cherche à gagner notamment la bataille de l'IA en déployant des moyens toujours plus importants, l'Europe semble déclassée. Ce qu'elle fait de mieux ? Aiguiser les appétits – les deux empires la considérant comme un réservoir de consommateurs et de talents à exploiter. Comment changer cette dynamique ?
On a posé la question à Gilles Babinet. Digital champion auprès de la Commission européenne, coprésident du Conseil national du numérique, cofondateur du fond de capital-risque Urbantech Ventures, il est un expert du numérique et de l'intelligence artificielle. Il est l’auteur des livres Green IA, édité par Odile Jacob en 2024, et Big Data, penser l'homme et le monde autrement, paru aux éditions Le Passeur en 2016.
En matière d'IA, à quel point sommes-nous en retard par rapport aux Américains et aux Chinois ?
Gilles Babinet : Nous sommes très en retard. C'est visible si on regarde le nombre de start-up européennes de taille critique. Le point sur lequel nous avons une force particulière, c'est la qualité de nos mathématiciens et de nos experts en intelligence artificielle, qui sont vraiment parmi les meilleurs au monde, et même potentiellement les meilleurs. C'est de là qu'il faut partir pour essayer de reconstruire des bases solides. Aujourd'hui, il y a un début de frémissement avec des sociétés comme Mistral AI... Mais il faudrait vingt ans d'efforts continus pour que nous arrivions à nous remettre à peu près au niveau. C'est un défi colossal que nous avons à relever.
L'Europe est prise entre la Chine et les États-Unis. Est-elle en mesure de rivaliser avec ces deux puissances ?
G.B. : Les fortunes sont changeantes. J'ai connu une époque où l'on disait que les Japonais allaient surclasser tous les autres pays dans tous les domaines. Au début des années 1990, on a prédit que ce seraient les Allemands. Depuis plusieurs années, on parle des Chinois. Et maintenant, on parle beaucoup des Indiens qui sont incontestablement une puissance montante.
À l'époque du traité de Lisbonne, on disait aussi que l'Europe était devenue la première puissance économique mondiale. Ça a d'ailleurs été vrai pendant longtemps. Nous avions un avenir brillant devant nous. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. C'est ce qui fait que je suis toujours dubitatif sur ce qui pourrait se passer dans un avenir proche.
Pour le moment, il y a beaucoup de vents contraires qui soufflent sur l'Europe, mais nous avons beaucoup de compétences et beaucoup de capitaux. Ce que nous devons faire, c'est nous mettre en ordre de bataille.
Qu'est-ce qui nous manque pour être plus compétitifs sur l'IA ? Comment pourrait-on gagner en souveraineté et en puissance ?
G.B. : Il y a différents leviers que nous pourrions et que nous devrions actionner. Tout d'abord, l'intégration du marché des capitaux libérerait des milliards de dollars. C'est un enjeu très important. Avoir un marché unique des capitaux dans l'ensemble de l'union permettrait de faire circuler les investissements entre tous les États membres au bénéfice des start-up, des entreprises, des départements R&D... Cela augmenterait les capacités d'innovation des acteurs européens de l'IA.
Ensuite, l'intégration des systèmes normatifs et des systèmes de régulation, comme les autorités de la concurrence ou le droit du travail, permettrait de créer un environnement commun plus agile et plus fluide. Les start-up ne peuvent pas réussir à se développer en Europe dans le cadre actuel. Il faut également mettre en œuvre une meilleure coopération européenne dans le domaine de la recherche parce que les pays de l'union sont actuellement en concurrence, ce qui constitue une faiblesse.
Enfin, il faut que nous nous dotions d'un système de défense intégré, parce c'est également un moyen d'innover, de nous remettre à niveau et de nous protéger dans un monde où la concurrence entre puissances devient de plus en plus forte.
La mise en œuvre de ces quatre mesures serait un premier moyen pour faire bouger les lignes, en apportant plus de cohésion, plus d'efficacité, et plus de capitaux.
Si on ne fait pas ça, on ne va pas y arriver.
Nous nous sommes dotés d'une législation sur l'IA. Est-ce qu'une meilleure réglementation est aussi une piste à suivre pour renforcer notre souveraineté ?
G.B. : En partie oui, mais ça ne peut pas être la seule. Mieux réglementer peut évidemment nous aider à mieux protéger nos intérêts, mais il faut se rappeler que le RGPD avait suscité beaucoup d'espoirs et que cette mesure n'a pas été au niveau des résultats escomptés. C'est un règlement qui a apporté un certain nombre de progrès dans la régulation du réseau et la protection de la vie privée mais qui ne nous a pas permis de devenir plus compétitifs. La réglementation n'est pas un outil de différenciation vis-à-vis de nos concurrents.
Pour changer la donne, les entreprises européennes de l'IA doivent-elles changer leur fonctionnement ?
G.B. : Je n'ai pas le sentiment que nous ayons un fonctionnement très différent de celui des autres. Je n'ai pas davantage le sentiment que le système d'entreprise américain soit beaucoup plus performant que le système européen. En revanche, nous sommes en retard en matière d'investissements. Nous ne sommes pas du tout à la hauteur. Mais c'est un sujet qui concerne davantage les start-up, moins les PME et les grandes entreprises. C'est en tout cas ce qui explique en partie que nous sommes moins compétitifs.
Est-ce qu'il n'y a pas aussi un manque de cohésion et de coopération entre les États pour accélérer l'innovation en matière d'IA ?
G.B. : Il est certain que la situation politique globale de l'Union ne va pas dans la bonne direction. Il y a beaucoup de dissensions, que ce soient les Hongrois, les Italiens ou les Polonais... Pour mettre un peu d'ordre, la Commission européenne devrait avoir un rôle plus important à jouer. La vraie question, c'est de savoir si nos institutions sont capables de tenir tête aux États-Unis.
Ne souffrons-nous pas également d'un déficit en grandes entreprises structurantes ? Aux États-Unis, ce sont les plateformes qui drivent l'innovation, avec des investissements très importants et des équipes de recherche à la pointe des progrès technologiques...
G.B. : Je suis d'accord avec vous. Nous manquons d'acteurs capables de structurer l'écosystème de l'IA à l'échelle du continent européen. Il faudrait que nous ayons des plateformes qui soient en mesure de pousser en avant l'innovation, d'avoir une vision à long terme et de fixer un cap pour l'ensemble du secteur. Nous avons quand même un début de cette structuration avec des acteurs comme Dassault Systèmes, SAP, Schneider Electric, ou Siemens... Cependant, bien que ces grandes entreprises soient en mesure de pousser le curseur plus loin au bénéfice de toutes les autres, elles ne le font pas. Est-ce que ce ne serait pas plutôt des entreprises de type Mistral AI, d'une taille plus modeste, qui pourraient faire ça à terme ? Ce qui est certain, c'est qu'il y a besoin de catalyseurs. Mais il est difficile de dire lesquels ça pourrait être en Europe... Cette nécessité d'avoir des entreprises structurantes est en tout cas un enjeu fondamental.
Les 10 et 11 février, la France organise le Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle. Que peut-on attendre de cette initiative ?
G.B. : Je pense que le gouvernement essaye de cristalliser l'écosystème français et européen. C'est l'intérêt de ce genre d'événement. L'un des objectifs est d'arriver à avoir une déclaration commune sur l'IA. Et peut-être de faire émerger ou de pousser en avant quelques grandes initiatives européennes ou bilatérales franco-allemandes. Finalement, le sujet est de savoir si l'Europe a encore quelque chose à dire et si elle est capable de faire entendre sa voix.
Merci pour cette excellente vision positive. Dans mon domaine d’intérêt, l’IA en dermatologie et skincare illustre parfaitement les opportunités et les défis de la souveraineté numérique européenne. Elle permet des avancées majeures en diagnostics, personnalisation des soins, access to care, et fake news mais repose sur un élément clé : les données. Les grandes tech américaines et chinoises, propriétaires d’immenses bases de données, détiennent aujourd’hui un avantage considérable tout en sachant naviguer autour des contraintes réglementaires.
En plus d’un effort massif sur le financement des startups, l’Europe doit dépasser son rôle de « réservoir de talents » pour devenir aussi un leader en matière de gouvernance des données (choc de culture assuré, cf. Gaspard Koenig dans La fin de l'individu : voyage d'un philosophe au pays de l'intelligence artificielle). Cela nécessite un marché unifié, des collaborations renforcées et des investissements stratégiques pour dynamiser l’innovation. La dermatologie, comme d’autres niches, pourrait devenir un exemple de reconquête technologique européenne si ces enjeux sont adressés.