Auteur culte des Watchmen et de V pour Vendetta, l'Anglais Alan Moore s'inspire des sciences pour imaginer notre vie après la mort. Une interview qui fait planer.
Par Hastie Mariette.
Quel a été le moteur de votre inspiration dans la rédaction de ce deuxième roman ?
Comme tout ce qui ressemble à du marbre ou à de l’or me fait penser à une salle de bains des années 1980, j’ai d’emblée exclu toutes les notions traditionnelles de paradis.
ALAN MOORE : Depuis que j’ai eu 50 ans, je me suis beaucoup questionné sur ce que pourrait être la vie après la mort. Évidemment, s’il y a juste la mort, c’est la même chose pour tout le monde, et il n’y a pas grand-chose à en dire. Mais s’il y a une possibilité d’une vie après la mort... quel genre de vie cela pourrait-il être ? Comme tout ce qui ressemble à du marbre ou à de l’or me fait penser à une salle de bains des années 1980, j’ai d’emblée exclu toutes les notions traditionnelles de paradis. Quant à la possibilité de réincarnation avec un autre moi-même qui renaîtrait de l’autre côté du monde, sans avoir gardé mes souvenirs, qui ne me ressemblerait ni physiquement, ni intellectuellement, ni même émotionnellement… cela ne m’intéresse pas davantage.
J’ai donc commencé à imaginer une solution qui pourrait me satisfaire. J’ai décidé que ce que j’aimerais vraiment serait tout simplement de retrouver ma belle petite maison, ma femme, mes amis, mes enfants, mes petits-enfants… fondamentalement, ma vie, avec tous mes livres, toutes les expériences, bonnes et mauvaises, que j’ai traversées. J’ai ensuite étudié la nature du temps telle que la définissent Einstein ou Stephen Hawking. Ils l’envisagent tous les deux comme une sorte de solide, ce que l’on appelle un univers-bloc. Or, si nous vivons dans un bloc solide, éternel, inamovible, au moment de notre disparition physique, notre conscience ne peut sans doute aller nulle part ailleurs, sauf à retourner à son commencement pour tout recommencer.
Vous voulez dire que tout ce qui existe, existera toujours ?
A. M. : Exactement. Et je ne suis même pas sûr que les notions du passé et du futur aient le moindre sens. Nous sommes dans un continuum où tout est simultané, et chaque fois que l’expérience de nos vies se répétera, il se produira exactement la même chose. Pourtant, nous avons toujours la sensation que c’est la première fois.
Cette théorie n’est-elle pas une manière de vous réconforter, de ménager votre pression artérielle ou quelque chose de ce genre ?
A. M. : Peut-être. Mais je voulais surtout proposer un autre choix que le néant, un autre scénario que ceux proposés par les courants religieux. L’éternalisme me semble être un très bon système de croyance parce qu’il ne se concentre pas sur un au-delà probablement imaginaire, mais sur la vie que l’on mène, le « ici et maintenant ». Penser que la vie que tu vas mener sera la même pour toujours t’oblige à la rendre la plus heureuse et la plus accomplie possible. Cela évite les pièges dans lesquels sont tombées les générations précédentes. Je pense à ma grand-mère qui a toléré une pauvreté insupportable toute sa vie parce qu’elle croyait qu’après sa mort, elle irait au paradis. Je comprends que ça ait pu la réconforter, et je crois que c’est pour cela que beaucoup de pauvres ont cru en la pensée chrétienne. C’était une sorte de palliatif qui rendait leur existence plus supportable. Mais cela les a aussi empêchés de faire quoi que ce soit pour changer leur situation.
Si ces religions ont des aspects libérateurs, elles sont aussi « des menottes forgées par l’esprit », comme le disait William Blake. Je voulais créer une autre alternative, plus rationnelle. Cette théorie est effectivement assez proche de ce qu’Einstein a fini par croire, et qui résultait de ses recherches. Le Troisième Livre de Jérusalem s’ouvre sur une citation de lui qui dit que la mort n’est qu’une « illusion persistante de l’éphémère ». Trois mots qui résument parfaitement ce que j’essaie de dire. Si l’on n’a qu’une seule vie, la passer à avoir peur de la fin serait juste un énorme gâchis. Alors que la version que je propose, qui n’exige pas un Dieu, mais n’empêche pas un Dieu non plus, me semble être l’idée la plus saine que j’ai entendue. Nietzsche avait d’ailleurs proposé une idée tout à fait similaire...
Est-ce vrai ou non ? Cela n’a aucune importance. Mais si vous vivez en croyant que c’est vrai, vous aurez sans doute une vie meilleure.
C’est ça que la théorie mathématique du chaos nous apprend : le chaos n’est qu’une forme plus complexe de l’ordre.
Cet article est paru dans la revue 12 de L’ADN : Ordre et Chaos. A commander ici.
Au-delà de la question de la mort, n’avez-vous pas tenté aussi de comprendre le chaos de la vie ?
A. M. : C’est un sujet que j’avais essayé d’aborder dans le projet avorté d’une de mes bandes dessinées : Big Numbers. Je partais des théories issues des mathématiques fractales qui indiquent que regarder les détails infinitésimaux d’un ensemble de Mandelbrot donne toujours l’impression d’être immergé dans le bruit et le chaos. Il s’agit alors de prendre de l’altitude, et, de là, de voir que ce qui semblait être du chaos se résout dans de très belles arabesques. C’est ça que la théorie mathématique du chaos nous apprend : le chaos n’est qu’une forme plus complexe de l’ordre. Dans Big Numbers, j’essayais de développer cette idée comme une métaphore à travers laquelle on pouvait expliquer le chaos absolu qui nous entoure. Jérusalem a été l’occasion pour moi de retravailler tous ces sujets qui me passionnent. Et étant donné que ce travail m’a pris dix ans, j’ai énormément appris au cours de son écriture, il m’a beaucoup transformé… À mon avis, en une personne meilleure.
Tout le livre est intentionnellement psychédélique. C’est une chose probablement que je ne saurais pas éviter : à l’instant même où je vous parle, je viens de réallumer un énorme pétard.
Je pense que votre ambition explore aussi d’autres dimensions, moins métaphysiques peut-être ?
A. M. : Oui, j’avais effectivement des ambitions plus politiques. Je voulais parler de la classe ouvrière parce que les rares fois où les écrivains veulent bien s’intéresser à elle, ils se cantonnent généralement à deux registres : soit ils la condamnent pour sa vulgarité ou sa stupidité, soit ils sont très condescendants. C’est une classe qui est en train de disparaître, de devenir ce que les Américains ont cruellement baptisé l’underclass, la sous-classe. S’il n’y a plus de travail, la working class n’a effectivement plus de sens, mais je voulais dresser son portrait avant qu’elle ait cessé d’exister.
En ce qui concerne votre process d’écriture, je sais que vous avez toujours utilisé des drogues. Est-ce que vous l’avez aussi fait pour Jérusalem qui compte de nombreuses scènes psychédéliques ?
A. M. : Tout le livre est intentionnellement psychédélique. C’est une chose probablement que je ne saurais pas éviter : à l’instant même où je vous parle, je viens de réallumer un énorme pétard. J’ai toujours utilisé les drogues dans mon processus d’écriture mais Jérusalem n’est pas particulièrement influencé par leur consommation. Je n’ai pas utilisé directement des visions pour l’écrire.
C’est un roman-fleuve. Vous n’êtes pas tenté d’écrire sa suite ?
A. M. : J’ai posé le cadre des trente-cinq chapitres avant même de me lancer dans la rédaction, je savais ce que j’avais à dire et je savais quand je devais arrêter de le dire. Toutes les questions soulevées dans le roman sont soit résolues dans le chapitre final, soit dans l’épilogue. Il serait totalement superflu de faire quelque chose au-delà de cela. Il n’y a aucune raison d’écrire Jérusalem 2.
Pour finir, avez-vous un message particulier à adresser à vos lecteurs français ?
A. M. : Ahhh laissez-moi réfléchir ! … Désolé pour le Brexit, je n’y suis vraiment pour rien. Je suis certain que cela a un lien avec la tourmente générale dans laquelle notre époque est immergée. Je pense que, de la même façon qu’en Amérique, l’électorat s’est déchaîné, et a voté pour de mauvaises raisons pour un mauvais candidat. Ils seront tous très déçus par les incidences de leur choix. J’espère aussi que la France aimera Jérusalem, que ce roman n’est pas trop anglais pour eux, et qu’ils y trouveront quelque chose d’universel. J’espère ! Et puis, saluez bien la France pour moi.
PARCOURS D’ALAN MOORE
Scénariste de bande dessinée et écrivain britannique dont les œuvres les plus connues sont les comicsWatchmen, V pour Vendetta et From Hell qui ont toutes été adapté au cinéma. Moore commence sa carrière au Royaume-Uni avant de travailler pour des éditeurs américains. Célèbre pour avoir rendu dans les années 1980 les comics plus matures et plus littéraires, il a également beaucoup apporté à la forme du médium, par des effets de mise en pages inédits. Végétarien, anarchiste, il se dit magicien et adorateur de Glycon, une divinité serpent romaine.
Cet article est paru dans la revue 12 de L’ADN : Ordre et Chaos. A commander ici.
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