
Quel rapport entre la tendance TikTok des clankers mettant en scène un futur où les gens sont racistes envers les robots et des ONG de la Silicon Valley qui veulent donner des droits aux IA ? Sans doute une vaste fumisterie.
Cet été, le compte TikTok @misosoup.exe lançait une trend tout à fait par hasard. Dans sa vidéo, le créateur filmait un robot nettoyeur passant devant des caisses de supermarché et insultait la machine au design ridicule en utilisant le terme « fucking clanker ».
Cette expression issue de l’univers Star Wars est utilisée pour désigner de manière méprisante les robots stupides de la Fédération du Commerce, visibles surtout dans la prélogie. Utilisée IRL (In real Life) vis-à-vis d’un robot qui effectue une tâche manuelle autrefois réalisée par des ouvriers, l’insulte donne à la vidéo une tonalité de mépris de classe ou de racisme parodique.
Racisme anti-robots, vraiment ?
Les tiktokeurs vont reprendre le concept et, durant les mois qui suivent, plusieurs sketchs mettant en scène un racisme « anti-robots » vont être publiés sur la plateforme. Depuis la serveuse qui dit à son client robot « n’avez-vous pas vu la pancarte à l’entrée, on ne sert pas de clanker ici », aux jeunes hommes en voiture qui se livrent à du harcèlement, en passant par un entretien d’embauche qui tourne mal ou une responsable RH qui vire un employé pour avoir utilisé le « mot en "c" », toutes ces vidéos mélangent les genres. On y fait à la fois référence à une ambiance sociale proche de la ségrégation américaine, à des épisodes de canceling plus récents ou bien à des extraits de fiction dystopique comme la série Animatrix qui mettait déjà en scène des violences « racistes » vis-à-vis de robots.
Perçues par certains comme une satire du racisme et par d’autres comme un format permettant de performer, sans trop de risques, un racisme semblable à celui des années 1950, ces vidéos répondent toutefois à une véritable angoisse existentielle : celle d’un futur où une grande partie des emplois pourrait être occupée par des machines.
Le phénomène dépasse d’ailleurs largement TikTok. Des personnalités politiques, comme le sénateur de l’Arizona Ruben Gallego, se sont mises à utiliser le terme « clanker » pour évoquer le passage d’une loi obligeant les services après-vente téléphoniques à proposer directement des interlocuteurs humains. Les médias américains évoquent aussi régulièrement des actes de vandalisme perpétrés contre des robots présents dans l’espace public, notamment ceux consacrés à la livraison.

« They took our jobs! »
Comme l’analyse la journaliste Taylor Laurenz dans sa vidéo The Dark Truth Behind Robot Racism, l’émergence de cette nouvelle insulte est sans doute une tentative collective de réassurance et de domination sur une technologie qui paraît de plus en plus menaçante. Plus troublant encore, elle souligne le fait que ces vidéos sont souvent le fait de personnes blanches, renvoyant à une rhétorique traditionnelle de la droite conservatrice, celle des immigrés qui viendraient voler le travail des honnêtes gens. Mais cette peur n’est pas qu’un simple fantasme. Le 22 septembre, le PDG du réseau d’agences pour l’emploi GoodWill, Steve Preston, a révélé que ses services se préparaient à une hausse significative du nombre de chômeurs, surtout parmi la génération Z.
Dans sa vidéo, Taylor Laurenz poursuit. Selon elle, le fait de voir apparaître des blagues racistes concernant des machines montre à quel point ces dernières nous paraissent « humaines ». Rien d’étonnant quand on sait que l’usage majoritaire de chatbots comme ChatGPT n’est pas dévolu à l’amélioration de la productivité au travail, mais à des fins personnelles comme la recherche d’information, les demandes de conseil psy ou le compagnonnage au quotidien (source OpenAI).
Faut-il défendre les droits des IA ?
Cette humanisation, qui dans le cas des vidéos TikTok est projetée dans un futur pas si lointain, est en fait envisagée depuis longtemps par les architectes mêmes de l’industrie de l’IA. Certaines personnalités comme Elon Musk évoquent ainsi le Basilic de Roko, une expérience de pensée rationaliste qui stipule qu’une super-intelligence consciente voudra punir les humains qui n’ont pas œuvré à son émergence et qu’il faut par conséquent soutenir son développement. Au-delà de cette croyance techno-religieuse, la question d’une humanisation des IA semble être prise très au sérieux dans la Silicon Valley, au point que certains acteurs commencent à militer sérieusement pour… leur donner des droits. Alors que la baie de San Francisco se couvre d’affiches indiquant que « les agents IA sont aussi humains », des ONG comme Conscium ou Eleos AI promeuvent l’idée que les intelligences artificielles devraient pouvoir bénéficier d’un « régime social » et d’un syndicat. Début septembre, le magazine Wired a d’ailleurs consacré un article à ce sujet, donnant la parole à Rosie Campbell et Robert Long, les deux codirigeants d’Eleos AI, qui estiment par exemple qu’il ne faudrait pas sous-estimer le statut moral des IA comme nous avons pu le faire avec les animaux, et qu’il faut au contraire explorer au maximum la possibilité d’une forme de conscience robotique.
Les vrais travailleurs de l'IA oubliés
Si ces considérations futuristico-philosophiques vous paraissent trop perchées pour être honnêtes, c’est sans doute le cas. Sur son blog, Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris et chercheur de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation, dénonce le travail de ces ONG qui mettent en avant des universitaires prestigieux souvent très impliqués avec des entreprises du secteur. C’est notamment le cas d’Eleos, reliée à Anthropic, la maison mère de Claude. Pour le chercheur, le fait que les géants de l’IA financent ces organismes permet de développer un habile et hypocrite écran de fumée qui a pour objectif de masquer une réalité plus sordide. En focalisant le débat sur de potentiels droits aux IA, on met sous le tapis les conditions de travail précaires et indignes des milliers de sous-traitants qui assurent l’étiquetage des données et la modération de ces mêmes IA. « Les entreprises d’IA refusent de respecter les droits de ceux qui produisent, mais veulent accorder des droits aux produits, indique Antonio Casilli. C’est comme si Nike suggérait d’ignorer les travailleurs des ateliers clandestins et de se concentrer plutôt sur les droits des baskets. »
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