
Une nouvelle enquête de Wired montre que des mineurs parfois très jeunes étiquettent et annotent des données et des images, parfois violentes, pour entraîner des algorithmes.
En Indonésie, au Kenya, au Pakistan et au Venezuela, l’un des petits boulots des ados consiste à annoter des bouts de textes, comparer des produits, trier des photos de nus... Le but : améliorer les performances des intelligences artificielles, qu’ils s’agissent de moteurs de recherche, de chatbots, ou d’algorithmes de recommandation. Pour cela ils sont payés 1 ou 3 dollars par jour contre plusieurs heures de travail quotidiennes. Ce type d’emploi, parfois appelé « travail du clic », souvent invisibilisé, est de mieux en mieux traité par des enquêtes sociologiques et journalistiques. La dernière en date est parue dans Wired. Elle met en lumière un aspect peu abordé jusqu’à présent : la présence de mineurs au sein de cette cohorte de travailleurs indépendants, qui doivent parfois faire face à des contenus violents.
« Servitude numérique »
Hassan, un lycéen pakistanais de 18 ans, réalise des microtâches via la plateforme Toloka depuis ses 16 ans. Il a commencé comme beaucoup pendant la pandémie. « Ce travail ressemble parfois à une forme de servitude numérique, mais c’est nécessaire pour gagner sa vie », raconte-t-il. Le jeune homme a dû notamment évaluer le caractère pornographique de photos ou images de nus pour aider un algorithme à mieux modérer. Il travaille également pour Universal Human Relevance System (UHRS), une plateforme gérée par Microsoft. Pour cette dernière, il a dû notamment lire des récits de viols, des publications haineuses postées sur des réseaux sociaux, des descriptions de meurtres, des images de mineurs sexualisés… Des contenus qui pèsent encore sur sa santé mentale, dit-il.
Pour Wired, le jeune homme a sondé l’âge des membres d’une conversation Telegram de travailleurs de cette plateforme. Un cinquième des 96 répondants ont affirmé qu’ils avaient moins de 18 ans. Contactée par le média, Microsoft n’a pas donné suite.
Des familles qui fonctionnent comme des mini-usines à clics
Au total, le marché de l’étiquetage de données dépend de millions de travailleurs et devrait atteindre 17,1 milliards de dollars en 2025 selon les estimations du cabinet de conseil Grand View Research. Parmi les entreprises clientes des plateformes comme Toloka, Clickworker ou encore Appen, on trouve Amazon, Microsoft Azure, Replika, Nvidia, Google, Boeing…
Ces plateformes sont normalement interdites aux mineurs. Mais peu d’entre elles mettent en place un contrôle efficace. Pour s’inscrire, il suffit de déclarer avoir plus de 18 ans pour les plus permissives. Certaines comme Appen demandent aux utilisateurs un scan de leur carte d’identité, mais cette barrière peut être facilement contournée en utilisant celle d’un adulte. Julian Posada, chercheur à l’Université de Yale spécialiste du sujet, explique que parfois un seul compte est utilisé par l’ensemble de la famille, y compris les plus jeunes enfants. Dans certains foyers vénézuéliens, lorsque les parents cuisinent ou font les courses, les enfants les remplacent au poste d’ordinateur à l'étiquetage de données, explique-t-il.
« Je suis très heureux de faire des économies pour mon avenir »
Certaines plateformes ne cherchent même pas à dissimuler le travail des mineurs. Wired rapporte l’existence du site Kolotibablo, un site sur lequel il est possible de gagner de l’argent en répondant à des Captcha, ces tests que vous faites parfois en ligne (gratuitement) pour prouver que vous n’êtes pas un robot. Il existerait plus de 150 services similaires à Kolotibablo, rapporte Wired. Son slogan : « un travail stable pour n’importe qui, n’importe où ». Sur son site Web, une page est dédiée aux témoignages d’employés. Ils publient des photos d’eux, de leur poste de travail, de leur nourriture préférée… Certains sont des enfants d’une dizaine d’années, parfois moins.
Pour se présenter, un garçon indonésien poste une photo de lui avec son gâteau d’anniversaire de ses 11 ans. « Je suis très heureux de faire des économies pour mon avenir », écrit un autre, qui n’a pas l’air d’avoir plus de 8 ans. Une adolescente, qui montre une photo de son lit couvert de draps Minions, explique avoir connu la plateforme grâce à des amis. « Au début je ne comprenais pas, c’était dur, mais en travaillant sérieusement, mes résultats sont devenus meilleurs. » Une autre, indonésienne également, poste une photo de sa chambre remplie de peluches. « Je suis heureuse ici parce que les règles ne sont pas très strictes. J'espère qu'il y aura une augmentation de salaire. J'aime Kolotibablo », écrit-elle en guise de présentation.
En Indonésie comme dans d’autres pays, le travail des enfants est encore une réalité (il serait même en augmentation depuis le Covid selon l’OIT). Des rapports d’ONG ont montré que certaines grandes marques textiles et alimentaires utilisaient le travail de ces enfants dans leur chaîne de sous-traitance, en dépit des réglementations internationales et de leurs propres déclarations d’intention. L’industrie de l’IA reprend donc une vieille tradition.
Pour Saiph Savage, professeure et directrice du Civic AI Lab de Northeastern University aux États-Unis, la différence énorme de revenus entre ces travailleurs, parfois mineurs, souvent venant des pays les moins développés, et les salariés internes des entreprises d’IA qui eux sont localisés en Occident, donne lieu à une forme de colonialisme numérique.
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