
Le gouvernement et les startups pensent que oui. Le syndicat des professeurs du secondaire, nettement moins.
L’arrivée de ChatGPT a provoqué moult questionnements à l’école comme dans l'enseignement supérieur. Entre peurs légitimes de la mauvaise utilisation de ce nouvel outil et panique morale semblable à celle survenue après l'arrivée de Wikipedia dans les années 2000. Mais le chatbot n’est pas la seule application de l’IA à bousculer le monde de l’éducation. Toute une vague d’outils – bien plus discrets – utilisant aussi cette technologie sont déployés pour tenter d’améliorer l’apprentissage. Et les gouvernements y croient. En France notamment.
L’IA, la solution aux « mauvais » résultats du PISA
En février 2024, 200 000 élèves de seconde d’une centaine d'académies auront ainsi accès à l’application MIA. Celle-ci fait le pari que la technologie peut sauver les élèves du décrochage scolaire, en particulier en maths. L’annonce de ce déploiement est intervenue quelques jours après les résultats du dernier classement PISA, qui relevait une baisse du niveau des jeunes Français en mathématiques. La réponse de Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation (depuis nommé Premier ministre), est donc, en partie, de faire confiance à cette edtech spécialiste de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives. L’entreprise ne révèle pas le montant du marché public. Mais Les Échos rapporte que le contrat devrait lui rapporter 2 millions d’euros. EvidenceB équipera d’ici septembre 2024 l’ensemble des 800 000 élèves de seconde pour les aider en mathématiques, mais aussi en français. La startup a été préférée à deux leaders historiques de l’éducation, Hachette et Nathan, rapporte L’Express. EvidenceB a également séduit le School District de New York qui a adopté une solution similaire à MIA appelée Adaptive Math. La startup travaille également avec l’Italie, Singapour ou encore le Mali.
Concrètement, MIA, qui comprend 7 algorithmes différents, promet un parcours personnalisé pour chaque élève. L’appli regroupe 20 000 exercices, qui sont proposés dans un ordre spécifique à chacun. Les algorithmes leur proposent l’exercice suivant en fonction de leur niveau (évalué au départ avec un test de positionnement) et de la manière dont ils réussissent chaque exercice. La progression de chaque élève sera donc plus ou moins unique. « L’algorithme fonctionne à partir d’un graphique représentant l’état de savoir de l’élève et va débloquer de nouvelles gammes d’exercices selon sa situation sur ce graphique », précise Thierry De Vulpilières. Par ailleurs, les professeurs auront accès à un tableau de bord pour suivre la progression des élèves.
Cette technologie est le fruit d’un travail de six ans de recherche en sciences cognitives avec 14 laboratoires différents, précise Thierry de Vulpillières, cofondateur d’EvidenceB et ancien de chez Microsoft. « Notre volonté c’est de faire de l’evidence-based education comme il existe de l’evidence-based medecine, c’est-à-dire une médecine qui s’appuie sur des preuves. » En ligne de mire : le décrochage scolaire, en particulier en mathématiques et en français.
« Le décrochage scolaire a souvent deux causes : soit l’activité proposée à l’élève est trop difficile, soit elle est trop simple », explique Thierry de Vulpillières. « Le but du système est de montrer à l’élève qu’il est en train de progresser et de lui proposer des exercices qui ne soient pas trop faciles pour ne pas l’ennuyer, ni trop difficile pour ne pas le décourager. Notre algorithme a un système de pondération, permettant d’identifier les types d’exercices où l’élève réussit le mieux. »
Un déploiement sans précaution ?
Malgré le bon pedigree d’EvidenceB, qui travaille avec l’Institut Max Planck ou encore l’Inria, l’annonce du déploiement de MIA a fait grincer quelques dents. Dans une tribune publiée dans Libération baptisée : « En 2024, l’IA débarque dans les lycées sans aucune précaution », le maître de conférences en sciences de gestion, Marius Bertolucci s’interroge sur les conséquences de ce solutionnisme technologique. « Le principe de précaution devait prévaloir avant de modifier l’apprentissage de centaines de milliers de jeunes », écrit-il, comparant cette utilisation de la technologie au déploiement des algorithmes de police prédictive (loin d'avoir montré leur efficacité) ou au système de notation de la CAF. Face à la proposition des parcours hyperpersonnalisés de l’edtech, il se demande si « Cette vision technocratique de l’éducation pose la question de l’individualisation extrême de l’apprentissage fragmentant l’expérience collective de la classe. (...) Difficile dans ces conditions de discuter entre élèves des exercices. »
Le fondateur d’EvidenceB tient à préciser que le « professeur reste maître du jeu » et que MIA ne sera en aucun cas obligatoire. Par ailleurs, l’appli propose bien de travailler avec d’autres élèves en mode « duo » ou « atelier ».
Ils n’ont plus de profs ? Donnez-leur donc des IA
Le SNES-FSU, le principal syndicat du second degré, reste également très sceptique sur ce déploiement. Et sur cet apparent choix laissé aux enseignants. « La liberté pédagogique n’est plus maintenue que comme une fiction : l’enseignant·e pourrait encore "choisir" en fonction de son expertise, d’utiliser ou pas l’application. Mais de quel choix parle-t-on, dans un contexte de dégradation des conditions de travail, de management de plus en plus injonctif et de suppressions de postes ? », peut-on lire sur une publication du site datant du 14 décembre. Le syndicat s’alarme sur le consensus international prônant le développement rapide de l’intelligence artificielle dans l'éducation. Le texte cite notamment des déclarations de l’UNESCO, de l’OCDE et de la Commission européenne. Les trois institutions plaident pour l’accélération de la technologie, arguant qu’elle permettra de libérer les professeurs de tâches.
Car ce déploiement technologique - qui aurait donc coûté 2 millions d’euros à l’Éducation Nationale - intervient dans un contexte de pénurie des professeurs en France. 3 100 postes sont restés vacants aux concours enseignants cette année. Ils étaient 4 000 l’an dernier. Et le budget 2024 prévoit la suppression de 2 500 postes, rappelle Alternative Économiques. Certes les professeurs resteront maîtres à bord, mais ajouter une application à leur boîte à outils ne palliera pas le manque d’effectifs.
Un marché à saisir
Le syndicat craint par ailleurs une marchandisation de l’éducation via cette application. Car EvidenceB, qui dit multiplier son chiffre d’affaires par deux tous les ans (sans préciser le montant), n’effectue pas ce travail par philanthropie. Elle se positionne sur le scolaire, le premier budget de beaucoup d’États, rappelle le cofondateur de la startup.
La startup est loin d’être la seule à miser sur le marché de l’éducation et le retour de hype de l’intelligence artificielle. CrunchBase répertorie ainsi une quarantaine de sociétés à la croisée des edtechs et de l’IA ayant collecté plus de 1 million de dollars de financement.
La publication des résultats du classement PISA, a donné l’occasion à d’autres startups de communiquer sur leur solution technologique comme remède au décrochage de certains élèves français. C’est le cas notamment de Nolej, une jeune pousse créée en 2020 qui dit elle-aussi s’inspirer des « sciences cognitives ». La startup, qui vient de lever 3 millions d’euros, propose aux professeurs une plateforme pour faire des contenus interactifs facilement à partir de leurs propres cours. Sa technologie utilise notamment des grands modèles de langages, comme ceux d’OpenAI, pour créer à partir de documents des quiz, des flashcards (carte questions-réponses), des vidéos interactives (grains d'interactions incruster automatiquement). La technologie est aujourd’hui déployée dans l'académie de Nancy-Metz et auprès de 625 lycées de la région d'Ile de France et est déjà utilisée par 65 000 enseignants aux États-Unis. Nejma Belkhdim, cofondatrice et CPO de NOLEJ, attachée à un développement « éthique de l’intelligence artificielle » précise bien que son intention n’est nullement de remplacer les professeurs, qui au contraire garde le « contrôle et la liberté » sur les contenus produits, puisque c’est à eux de soumettre les documents de référence. L’entrepreneure est par ailleurs consciente des risques d’ « hallucinations » des intelligences artificielles (la manière dont les modèles de langages affirment quelque chose de faux avec beaucoup d’assurance) et travaille en particulier sur cet aspect.
Des tuteurs virtuels « plus fun » et moins chers que les réels
Mais d’autres startups de l'edtech ne s’encombrent pas de cette précaution. Contre 29 dollars par mois, Synthesis Tutor, une société de Los Angeles dont les publicités envahissent X depuis quelques mois, propose de créer un tuteur virtuel pour votre enfant (dès l’âge de 7 ans), appelé « tuteur superhumain ». Sur son site, l’entreprise compare sa solution à un professeur particulier. Le professeur particulier est jugé « ennuyeux », « sans intérêt », « pas fun », « très cher et peu disponible »... À l’inverse « Synthesis Tutor » rendrait les enfants « amoureux de la pensée critique » et proposerait de « délicieux exercices pour connaître la structure profonde des maths ». La startup qui dit compter plus de 10 000 inscrits, propose des modules de mathématiques avec ces profs virtuels, et offrira bientôt des cours de physique et d’économie.
Je ne sais pas si cette technologie est utile, mais 2 millions d'euros à l'échelle de l'éducation nationale c'est donné. N'oublions pas qu'en collège on doit avoir 3 millions d'enfants scolarisés. Moins d'un euro par élève et par an, c'est quand même beaucoup moins cher que l'alternative commerciale à 27 euros par élève et par mois proposée directement aux parents. Maintenant, il faut certainement dépenser 10 fois ou 100 fois plus pour permettre aux professeurs de s'approprier cette technologie. Et compter plusieurs années pour avoir des résultats significatifs, comme dans tout changement technologique très important, dans n'importe quel secteur d'activité.
Laurent, même si en proportion c'est peu cela reste de l'argent public qui serait utilisé à mauvais escient. Comme vous le soulignez justement il y a un coup énorme pour la formation, et il faut également compter le coup du matériel à acheter. Tout cela pour des dispositifs dangereux en termes de données personnelles, mais également qui ont prouvé leur efficacité lorsque les études sont menées de manière impartiale par des universitaires. Et si l'on veut des preuves par les faits, nous avons la Suède qui revient en arrière après avoir utilisé les écrans.