
Forte de son enquête sur le Spasfon, la philosophe de la médecine Juliette Ferry-Danini en appelle à une « médecine fondée sur les données probantes ». Interview.
Le Spasfon est l’un des médicaments les plus prescrits en France, principalement aux femmes, et pourtant son efficacité a toutes les chances d’être nulle. C’est ce que démontre la philosophe de la médecine Juliette Ferry-Danini, au terme d’une enquête fouillée sur les Pilules Roses, De l'ignorance en médecine (Stock, 2023). Elle nous explique comment une « médecine fondée sur les données probantes » permet d’éviter ce type d’écueil.
En quoi vos recherches démontrent-elles que le Spasfon a toutes les chances d’être inefficace ?
Juliette Ferry-Danini : Dans mon livre, j’insiste surtout sur le manque de données scientifiques pour montrer l’efficacité du médicament – d’où le sous-titre : De l’ignorance en médecine. C’est ce qui m’a frappée quand j’ai commencé à m’intéresser au phloroglucinol, le principe actif du Spasfon. C’est un médicament qui est massivement prescrit en France, près de 70 000 boîtes chaque jour ! Pourtant son efficacité n’a quasiment pas été évaluée. Les premières études réalisées dans les années 1960, avant la mise sur le marché, se contentent de décrire une dizaine de cas cliniques à chaque fois : des médecins donnent du Spasfon à des personnes qui souffrent, puis leur demandent si elles se sentent mieux… Ça ne suffit pas du tout pour évaluer le rôle d’un médicament : par exemple, vous ne pouvez pas savoir si l’état du patient ne se serait pas amélioré de toute façon, même sans votre traitement. Malgré tout, les autorités sanitaires approuvent le médicament, recommandé pour les règles douloureuses, les indications urinaires et biliaires… En 1974, le laboratoire Lafon ajoute même les douleurs obstétriques, sans s’appuyer sur de nouvelles données. Depuis, très peu de nouvelles données ont été publiées et les autorités sanitaires s’en sont peu préoccupées.
Comment un tel succès marketing a-t-il été possible, malgré des études cliniques aussi fragiles ?
J. F.-D. : Historiquement, le phloroglucinol est d’abord étudié pour le traitement des « crises de foie », des maux de tête et de ventre associés à des sautes d’humeur, principalement chez les femmes. En toile de fond, cette pseudo-maladie s’inscrit dans l’imaginaire sexiste de « l’hystérie » : l’enjeu est de traiter des « maux de femmes » et de les calmer… Par la suite, le laboratoire décide que ce serait plutôt un antispasmodique..., finalement. Cela va bien avec cette vision de la femme crispée, convulsive et caractérielle, notamment pendant ses règles, à qui on va donner des pilules emballées dans une boîte rose pour la détendre. En réalité, les règles douloureuses n’ont rien à voir avec ce que j’appelle un « mythe du spasme », soit l’idée que ce serait un problème de contractions mécaniques et incontrôlables. Mais sur le papier, ça peut sembler convaincant : « Prenez un antispasmodique pour soigner vos spasmes. » Aujourd’hui encore, le Spasfon est prescrit dans près de 75 % des cas à des femmes (18-59 ans). On ne les écoute pas lorsqu’elles souffrent et disent que cela ne les soulage pas.
En quoi les femmes sont-elles plus largement victimes de sexisme et d’injustice, en l’occurrence ?
J. F.-D. : L’hypothèse que je propose est qu’une forme d' « injustice épistémique », est à l’œuvre dans la situation d’ignorance autour du Spasfon. Il s’agit d’un concept forgé par la philosophe des sciences, Miranda Fricker, en 2007. La parole des femmes n’est pas prise au sérieux et d’emblée discréditée — ce que l’on peut appeler plus spécifiquement une « injustice testimoniale ». Toujours dans le sillage de Miranda Fricker, je m’intéresse aussi à ce qui relève d’une « injustice herméneutique » : on n’explique pas aux patientes pourquoi elles devraient prendre du Spasfon. Si les médecins commençaient à le faire, ils seraient rapidement obligés de reconnaître qu’ils ne savent pas si ça marche, voire qu’ils ont de bonnes raisons de penser le contraire, ou bien ils leur mentiraient en pariant sur l’effet placebo. Dans tous les cas, on ne donne pas aux femmes des outils pour comprendre ce qu’est un traitement, comment on évalue son efficacité, et ainsi, comment participer activement à la prise en charge de leur santé.
Votre essai est un plaidoyer pour lutter contre l’ignorance en médecine. Mettons que l’on soit malade et que l’on n’ait pas d’expertise scientifique… Comment savoir à quelles prescriptions se fier ?
J. F.-D. : Idéalement, on devrait pouvoir faire confiance aux médecins et s’attendre à ce qu’ils mettent régulièrement leurs connaissances à jour. En pratique toutefois, rien n’interdit de poser des questions si l’on a des doutes : des études scientifiques récentes attestent-elles de l’efficacité de ce traitement ? Respecte-t-il les recommandations internationales ? Si votre médecin refuse de répondre ou reconnaît qu’il ne le sait pas, il y a peut-être un problème. Un autre écueil qui me semble particulièrement marqué en France, c’est la prédominance d’explications mécanistiques : votre médecin vous dit par exemple qu’un médicament a tel et tel effet sur votre corps, grâce à tel ou tel mécanisme biologique, et que vos symptômes devraient donc se résorber. Cela peut sembler convaincant, mais c’est peu pertinent en réalité. Il est beaucoup plus important d’être informé sur la qualité des études cliniques sur un médicament pour se faire une idée de son efficacité. Si de tels tests sont rigoureux et concluants, vous n’avez pas besoin de savoir ce qui se passe précisément dans votre corps pour vous y fier.
Remettre en question la parole des médecins ne risque-t-il pas d’encourager l’autodiagnostic et l’adhésion à de fausses informations en santé, les deux allant souvent de pair ?
J. F.-D. : C’est un risque. Il est d’ailleurs arrivé que mon livre soit instrumentalisé sur les réseaux sociaux pour critiquer le Spasfon et promouvoir des « médecines alternatives », comme la phytothérapie en cas de règles douloureuses. Pour autant, l’important à mes yeux est d’être sur les deux fronts à la fois : critiquer la médecine lorsqu’elle s’appuie sur des données trop fragiles, c’est aussi donner des arguments contre toutes les thérapies dites « alternatives » et n’ayant aucun effet. Historiquement les deux se recoupent d’ailleurs : comme je le raconte dans mon livre, le phloroglucinol est plus ou moins né de la phytothérapie ; et prendre une tisane aux plantes n’a pas forcément plus d’effet qu’un cachet de Spasfon. De façon générale, on sait que les femmes recourent plus que les hommes à des thérapies alternatives. Parmi elles, beaucoup ont peut-être pris du phloroglucinol puis voulu tenter autre chose, faute de voir leur état s’améliorer. Elles sont aussi moins bien soignées que les hommes. Trop d’essais cliniques restent calibrés pour des mâles, y compris en expérimentation animale, au motif que l’activité hormonale des femelles risquerait de biaiser les résultats. On pourrait multiplier les exemples. Le problème de fond, c’est que la santé des femmes et leur parole ne sont pas assez prises au sérieux.
En quoi consiste, plus généralement, la « médecine fondée sur les données probantes » que vous défendez ?
J. F.-D. : Au-delà du Spasfon, mon livre est une introduction à la méthodologie des essais cliniques, à l’éthique et à la philosophie de la médecine. Par exemple, j’explique pourquoi on utilise aujourd’hui des essais dits « randomisés » et « en double aveugle » pour évaluer l’efficacité d’un médicament. Vous prenez un groupe de personnes ayant de mêmes symptômes. Le groupe doit être suffisamment large et diversifié pour représenter autant que possible la population dans son ensemble. Vous donnez au hasard un médicament aux uns et un placebo aux autres (ou bien un traitement de référence), sans que personne ne sache qui reçoit quoi – ni les médecins, ni les patients. À la fin, vous regardez qui avait reçu le médicament et qui n’avait rien reçu. S’il n’y a pas de différence entre les deux groupes, c’est probablement que le traitement n’a aucun effet. Si les personnes qui se sont senties mieux ont reçu le médicament, c’est à l’inverse très encourageant ! Dans le détail, les choses sont plus compliquées, mais c’est le principe général. Ce procédé permet d’éviter tout un ensemble de biais qui pourraient sinon nous mener à conclure à tort en l’efficacité d’un traitement. Selon la médecine des « données probantes », ce type d'essais est à privilégier par opposition à d’autres études cliniques, sans groupe de contrôle. Lorsque les résultats d’essais contrôlés se contredisent, on peut faire des revues systématiques de ces essais contrôlés ainsi que des analyses statistiques de ces résumés pour y voir plus clair. Ces méthodes sont sans cesse raffinées pour éliminer le plus de biais possible.
À LIRE : Juliette Ferry-Danini, Pilules Roses, De l'ignorance en médecine, Stock, 2023
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