
Et est-ce que l’horloge comme moyen de contrôler le travail reste pertinente ? Réponses avec Fred Turner, spécialiste de l’histoire d’Internet.
Vous appelez ça du « travail flexible » ?, s’interroge Fred Turner dans les colonnes du New York Times. Dans un essai, ce professeur en histoire des médias et sciences de la communication à Stanford analyse la manière dont les frontières entre travail et vie personnelle se sont récemment et très rapidement brouillées. Nos foyers redeviennent des lieux publics. Et ce, alors que toute l’ère industrielle s’était évertuée à séparer très distinctement ces deux mondes. Pour lui, on pourrait tirer parti de cette nouvelle flexibilité. Mais pour le moment ce n’est pas vraiment le cas.
Quand Fred Turner énonce quelque chose, on le lit attentivement. Son travail est incontournable pour toute personne s’intéressant à la Silicon Valley, à Internet et à la culture numérique. Il était de passage à Paris vendredi 16 avril à l’occasion d’une conférence à Sciences Po, et pour fêter les dix ans de la traduction française Aux sources de l’utopie numérique, De la contre-culture à la cyberculture (C&F, 2012). Cet ouvrage clé démontre comment le capitalisme technologique et l’utopie hippie étaient imbriqués depuis le début.
À l’occasion de ce passage, nous l’avons interrogé sur ces dernières réflexions autour du travail, mais aussi de ChatGPT et de notre capacité en tant que Français à résister à certaines habitudes de vie très américaines.
Dans un article pour le New York Times vous vous êtes intéressé à la « flexibilité » du travail. Pourquoi donc ? Est-ce parce que la flexibilité fait partie des grands idéaux de la contre-culture des années 1960 que vous avez beaucoup étudiée ?
Fred Turner : C’est un sujet qui m’a toujours intéressé. Car comme vous le pointez, la contre-culture des années 1960 rêvait effectivement d’un monde où le foyer et le travail pouvaient être pleinement imbriqués. Pendant l’ère industrielle, il y avait une division claire entre l’usine et la maison. Vous alliez travailler à l’usine, puis vous retourniez chez vous. Cette division en a fait naître d’autres, notamment entre les genres. Les hommes étaient à l’usine, les femmes à la maison. Les hommes étaient payés, les femmes non. Les hommes avaient des métiers, les femmes s’occupaient des enfants, ce qui n’est apparemment pas un métier. Aujourd’hui, la manière dont on travaille est plus flexible de différentes manières. Cette flexibilité s’accompagne d’autres formes de flexibilité comme les relations entre les genres, la manière dont on fait famille, notre localisation… Soudain, l’usine et la maison sont au même endroit, comme c’était le cas dans l’ère préindustrielle. Alors comment vit-on dans ce monde ? C’est une question ouverte.
En quoi cette situation où le foyer se mêle au monde professionnel est assez similaire à l’ère préindustrielle ?
F. T. : La révolution industrielle s'est opposée à tout un mode de vie. Ce mode de vie préindustriel pouvait être agricole, mais il y avait aussi de petites maisons où travaillaient des tisserands et d'autres personnes. La maison elle-même était un lieu public. Des familles y vivaient, y travaillaient. Elles accueillaient des apprentis, mais aussi des membres un peu étranges de la famille parce qu'il n'y avait pas encore de soins de santé mentale. Peut-être qu’un oncle fou était là, dans un coin. C’était des endroits un peu chaotiques. Et le travail n’était pas structuré par l’heure qu’une horloge indiquait, mais selon les saisons et le soleil. Le temps personnel et le temps professionnel étaient très intégrés. Revenons à la période actuelle. Quel serait l’équivalent des saisons et du soleil qui se lève et se couche ? Dans un monde où nos foyers sont de nouveaux des endroits publics, où nous pouvons accueillir des amis, où les formes de mariage sont moins traditionnelles, où notre relation au genre évolue rapidement, quelles sont les forces qui guident notre nouvelle forme de flexibilité ? C’est une question ouverte. Et je ne pense pas connaître la réponse pour le moment.
La montre n’est plus tellement pertinente pour rythmer nos journées donc ?
F. T. : Attention, pas trop vite, je ne dis pas cela, elle le reste pour certaines choses ! Mais son utilisation a changé. Pendant l’ère industrielle, pour utiliser une horloge vous deviez être au même endroit. L’horloge était accrochée au mur des usines. Par ailleurs, au XVIIIème siècle certains patrons gardaient leur montre secrète, pensant que si leurs salariés avaient la même sorte de montres, ils pourraient calculer leurs heures, et réclamer plus d’argent. Aujourd’hui, avec les technologies numériques, les horaires peuvent être appliqués à distance. Votre patron peut vous suivre, vous surveiller, savoir combien de fois vous vous connectez à votre ordinateur, ce que vous y faites. Il peut vérifier vos frappes de clavier. Il peut installer en quelque sorte l’horloge de l’usine chez vous. Quelles sont les limites de cette surveillance ?
Les horaires ont toujours leur importance, mais pas de la même manière. À titre personnel, ma journée implique des temps de lecture, d’écriture, de cours, mais aussi du temps pour prendre soin de proches âgés, et pour cuisiner. Et ces différentes choses peuvent se faire à différents moments de la journée. Je peux contrôler ce temps jusqu’à un certain point. Cela dépend de ce que mon patron veut de moi. Je travaille à l’université, donc je suis assez libre. Mais en tant que salarié d’une entreprise, on peut vous demander d’être connecté toute la journée sur votre ordinateur par exemple.
Est-ce que cette forme de flexibilité était celle qu’avait imaginée la contre-culture des années 1960 ?
F. T. : Le mot important de cette question est « imaginée ». Pour la contre-culture la flexibilité était un fantasme. Quand vous alliez dans une communauté des années 1960, comme l’ont fait 1 million d’Américains, personne ne savait trop comment mettre en place ce principe de flexibilité. Ils essayaient différentes choses. Le fantasme était ce que certains appelaient des « worksteads », dérivé du mot « homestead » (propriété). Vous étiez chez vous, dans votre intimité mais tout en travaillant. Cette part du fantasme est devenue réelle d’une manière corporate étrange. Chez Facebook par exemple, vous pouvez travailler de chez vous ou au bureau. Mais Facebook demande à ses salariés de ramener leur « être entier » au travail. Ce qu’ils veulent dire c’est : soyez libre d’être qui vous êtes. Mais ce que j’entends c’est : vous ne pouvez laisser aucune part de vous en dehors du travail. Et je trouve ça affreux ! Je ne pense pas que mon entreprise ait besoin de connaître ma sexualité, par exemple, ni mon passé familial. Pourquoi cela l’intéresserait ? La question est de savoir si je fais bien mon travail, pas quel genre de personne je suis.
Quand ils imaginaient ce concept de flexibilité, ils ne prenaient pas en compte ce que cela signifiait pour les classes populaires…
F. T. : Oui c’est l’une des choses qu’on oublie souvent de mentionner au sujet de la contre-culture. La plupart de ses représentants sont issus des classes moyennes et supérieures aux États-Unis. Si vous n’avez pas d’argent ou que vous êtes endettés, c’est difficile de quitter le monde pour créer une communauté. Et leurs fantasmes perdurent encore chez la classe moyenne et supérieure essentiellement. La flexibilité n’a pas le même sens pour un ou une cadre que pour un infirmier, une infirmière ou un vendeur ou une vendeuse. Les communautés des années 1960 ne comprenaient pas les classes sociales et étaient souvent marquées par la ségrégation raciale. Aujourd'hui, avec la nouvelle flexibilité, nous courons le risque de répéter ce type de discrimination de classe, et de ségrégation. Nous devons empêcher cela.
Dans votre essai, vous dites que nous pourrions tirer avantage de cette flexibilité, mais que ce n’est pas encore le cas, pourquoi ?
F. T. : Parce que ces changements se font très très rapidement. Et ils sont institués par les pouvoirs en place. Prenons l’exemple d’une entreprise : Starbucks. Starbucks est une grande entreprise qui tient des cafés et emploie des baristas un peu partout dans le monde. L’entreprise propose à ces baristas un « calendrier flexible ». Mais qu’est-ce que cela signifie pour un barista ? Cela signifie que Starbucks peut changer vos horaires selon les besoins de l’entreprise. Vous pouvez choisir de travailler les samedis et lundis après-midi. Mais si la demande est plus importante le mardi après-midi par exemple, vous avez le choix : soit vous travaillez plutôt ce jour-là, soit vous ne travaillez pas du tout. C’est une forme de flexibilité qui vient du haut. Il n’y a pas de loi pour réguler cela pour le moment. Des salariés chez Starbucks commencent à se syndiquer contre cette pratique. Vous voyez la même chose dans de nombreuses autres industries : la santé, les VTC… La question c’est comment les employés, pas seulement les patrons, vont-ils tirer du bénéfice et contrôler cette flexibilité ?
Concernant le télétravail, nous assistons à une machine arrière de certaines entreprises aux États-Unis comme en France…
F. T. : Travailler depuis chez soi ou dans un bureau devrait être un choix, à négocier entre l’employeur et le salarié. Qui négocie au nom des salariés ? Ici encore un certain nombre de questions se posent. Faut-il que les salariés soient compensés financièrement s’ils doivent venir travailler au bureau ? Ou au contraire être payés parce qu’ils travaillent depuis chez eux, et maintiennent un bureau chez eux ? Je ne sais pas.
Y a-t-il une plus grande asymétrie aujourd’hui entre les patrons et les salariés ?
F. T. : Oui. Aux États-Unis, les inégalités se sont creusées depuis les années 1970. Donc les nouvelles technologies arrivent dans un monde qui est déjà très inégal. Il est inégal en termes de contrôle du capital et contrôle du temps. Mais aussi, et c’est assez nouveau, en termes de choix de lieu de travail. La question est donc comment rétablir une forme d’égalité financière, mais aussi une égalité de temps et de lieu ? Lorsque mon université m’a donné un iPhone il y a vingt ans, j’étais heureux, mais cela signifiait aussi que mon responsable m’appelait désormais le week-end. C’est OK pour moi qui suis professeur d’université, j’ai une vie agréable. Je peux dire oui ou non si on me propose de travailler le week-end. Mais en tant que barista chez Starbucks, en tant qu’infirmier, je n’aurais pas ce choix.
Cela signifie que nous avons besoin de nouvelles lois ? En France par exemple, depuis 2016 un droit à la déconnexion est inscrit dans notre Code du travail. Même si celui-ci n’est pas toujours respecté…
F. T. : C’est formidable ! Il faut effectivement des lois, et pas seulement des solutions techniques. Qui doit contrôler où nous travaillons ? Qui contrôle quand nous travaillons ? Aux États-Unis, il a fallu 140 ans pour définir qu’une journée de travail durait 8 heures. Nous avons négocié avec les syndicats et le gouvernement pour statuer cela. Je pense que c’est un bon début pour recommencer à définir certaines règles aujourd’hui. Et j’espère que les exemples de réglementations européennes viendront jusqu’aux États-Unis.
Dans le passé, la France a joué un rôle important pour les États-Unis en l’aidant à définir sa démocratie. À différents moments de notre histoire, des hommes politiques français comme Alexis de Tocqueville et Lafayette sont venus en Amérique et nous ont aiguillés. Je pense que nous pourrions être à l’un de ces moments. Et j’aimerais beaucoup que ça soit le cas. La société civile est toujours vivante en France. Je le constate à chaque fois que je sors de l’avion pour venir ici. Et nous avons besoin de cette vision plus que jamais aux États-Unis.
Paradoxalement, nous importons beaucoup de technologies américaines, et donc peut-être avec elles des habitudes de vie et de travail américaines ?
F. T. : Je pense qu’il y a une forme de résistance intrinsèque et culturelle en France. Pendant la majorité du XXème siècle, nous avons pensé que la résistance était quelque chose d’individuel. Et qu’elle se manifestait en défilant dans la rue, en faisant la révolution. Pour moi en France, la résistance se fait aussi autrement. Je le remarque quand je m’installe dans un café. Je ne vois personne sur son téléphone en permanence. Les gens le sortent pour faire quelque chose de précis, mais ils ne restent pas en permanence dessus. Aux États-Unis, oui. Nous sommes même obligés d’instituer des règles parfois comme de demander à chaque membre du groupe de mettre son téléphone au milieu de la table pour ne pas y toucher. C’est une norme culturelle. Une autre façon de faire de la résistance en France c’est d'institutionnaliser les tickets-restaurants, car c’est une manière de soutenir les restaurateurs, ou de payer à ses salariés une partie des transports.
Ce sont des idées qui promeuvent le bien civique collectivement d'une manière qui favorise l'égalité. À mes yeux, cela permet à la société française de résister à l’individuation portée par la société américaine. En Amérique, les gens imaginent encore que les sociétés existent pour les individus qui les composent. Et si l'on pousse ce point de vue trop loin, on perd la capacité des sociétés à soutenir l'égalité, et le partage des ressources.
Ces habitudes culturelles sont plus fortes que les technologies que nous utilisons ?
F. T. : Je pense que nous surestimons grandement le pouvoir des outils à nous façonner. Aucune technologie n’émerge sans mouvement social en amont. Elle émerge à un moment de l'histoire, à un moment de changement social. Et tout ce moment façonne ce que nous faisons avec les machines. Les machines ont un pouvoir certain. Mon téléphone portable est une machine individuelle. Mes applications sont probablement différentes des vôtres. Mais que je prenne ou non mon téléphone portable au dîner, ne dépend pas de la technologie en elle-même. Que mon patron estime ou non qu'il est légal de m'appeler à deux heures du matin, non plus.
Quel regard portez-vous alors sur l’attention médiatique autour de l’intelligence artificielle, de ChatGPT, et des bouleversements sociétaux censés annoncer cette technologie ?
F. T. : La première chose que nous devons faire c’est arrêter d’utiliser le mot intelligence artificielle, parce qu’il ne s’agit que du procédé d’une machine. C’est un processus industriel. Et comme tout procédé industriel, il y aura des effets sociaux étranges. C’est très bien que nous ayons un débat sur la nature de ce procédé et sur ses effets. Mais lorsque nous débattons, nous devons arrêter de penser que le monde va s’effondrer à cause de cela. Parce que ce n’est pas le cas.
Ne nous trompons pas : les créateurs de ChatGPT font du business. Comme n’importe qui dans la Silicon Valley. Il est rentable de prétendre que ce qu'ils font est vecteur de changement social. Steve Jobs était un maître en la matière. Il avançait sans cesse qu’Apple était une technologie libératrice.
Les personnes qui portent cette technologie comme Sam Altman (PDG d’OpenAI), ont-ils une vision similaire à leurs prédécesseurs de la Silicon Valley ?
F. T. : Oui c’est une continuité. La culture de la Silicon Valley est ce mélange étrange entre l’attrait du profit, une éthique protestante assez classique type « si Dieu m’aime, alors je serai riche », et ce style contre-culture. Penser qu’une technologie va tout bouleverser fait partie de cela.
La différence c’est peut-être que Steve Jobs avait une vision à la fois très commerciale et très ancrée dans la contre-culture. Je pense qu’il était persuadé que les téléphones portables et les ordinateurs portables pourraient permettre de créer différentes formes de communautés. Je ne suis pas sûr que Sam Altman se préoccupe de cela.
Il dit tout de même que sa technologie pourrait bénéficier à l’ensemble de l’humanité…
F. T. : Ah oui sauver l’humanité : c’est la position par défaut de tous les PDG de la Silicon Valley ! La Silicon Valley est une société vraiment étrange. C'est une société radicalement inégale. Les personnes au sommet partagent cette idée de vouloir changer le monde. Ce sont souvent les personnes les plus intelligentes de leur ville d'origine qui viennent pour développer des technologies. J'ai comparé la Silicon Valley à Plymouth, dans le Massachusetts. C'est à Plymouth, dans le Massachusetts, que sont venus les pèlerins en 1620. À bien des égards, ils sont à la base du rêve américain. Ils pensaient s’installer sur une terre spéciale, réussir et devenir riche, comme preuve que Dieu les aimait. Cette vision est à 100 % celle de la Silicon Valley. Le sud de San Francisco est cette terre, cette ville spéciale sous la lumière du soleil, où l’on devient riche et prospère. Cette idée est encore très présente.
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