
Sommes-nous déterminés par notre ADN ou par l’environnement ? Après l’épigénétique, « l’exposome » pose de nouvelles questions… et trouve de nouvelles réponses. Explications avec la philosophe des sciences Francesca Merlin.
Depuis des décennies, les scientifiques étudient de combien la génétique pèse dans le développement de pathologies humaines. Avec le concept d’exposome, nous passons du « tout génétique » à une identification plus systémique de l’ensemble des facteurs environnementaux qui peuvent avoir des conséquences – de l’embryon à la mort. Cela intègre les comportements, l’environnement socio-économique ou encore l’état psychologique, sans négliger qu’une exposition peut faire le lit d’une autre, des années plus tard. Spécialiste de philosophie de la biologie évolutionniste et de l’épigénétique, Francesca Merlin est chargée de recherche au CNRS et actuelle directrice de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.
La génétique hante nos imaginaires. Elle expliquerait à la fois notre santé mais aussi nos comportements ou notre intelligence… Pourquoi cette vision vous semble-t-elle dépassée ?
Francesca Merlin : Parce que les gènes seuls ne font rien. Si vous isolez un brin d’ADN, si vous le privez de son environnement cellulaire ou plus généralement de toute forme de corps, aucun être vivant ne se développera. Les scientifiques en sont conscients depuis longtemps : on parle de « consensus interactionniste » en biologie. Autrement dit, tout individu est avant tout le fruit de relations complexes entre son génome et son environnement. Aujourd’hui pourtant, beaucoup de discours mettent en avant un déterminisme génétique qui serait tout puissant. Dans les entreprises ou les publicités par exemple, on parle spontanément de « l’ADN d’une marque », comme si une identité se résumait à des gènes. Dans le monde du sport ou même de l’école et de l’éducation, on entend aussi que tout serait joué d’avance.
Les médias raffolent de ce type d’approche…
F. M. : De nombreux livres et d’articles grand public prétendent expliquer des différences de comportements, d’intelligence ou encore de culture en fonction de facteurs purement génétiques. Un service de streaming musical a même proposé des playlists personnalisées en fonction de votre ADN ! Ces approches reposent généralement sur l’idée qu’il y aurait toujours un « gène de » quelque chose. Gène de la séduction, de l’alcoolisme, de la peur des serpents, etc. En réalité, les traits biologiques dits « monogéniques » – qui dépendent clairement d’un gène bien identifié – sont extrêmement rares. On connaît quelques maladies comme la mucoviscidose, la chorée de Huntington ou encore la phénylcétonurie. Si vous êtes porteur de la mutation associée, la pathologie devrait finir par se manifester. Et encore, même dans ce genre de cas l’environnement joue un rôle. La phénylcétonurie est par exemple une forme de handicap cognitif, liée au fait qu’un gène ne produit plus une enzyme importante. Or un régime alimentaire adapté semble permettre de réintroduire cette enzyme dans l’organisme, et ainsi d’obtenir les réactions métaboliques faisant défaut au patient. L’état du malade dépend donc aussi de son mode de vie.
Quelle est l’influence de l’environnement sur notre patrimoine génétique ?
F. M. : Les biologistes savent depuis longtemps que les gènes s’exprimaient différemment d’un environnement à l’autre. Les feuilles d’une plante comme la renoncule aquatique deviennent très découpées lorsqu’elles poussent dans l’eau et beaucoup plus uniformes à l’air libre par exemple. C’est ce qu’on appelle la « plasticité phénotypique ». En revanche, on a longtemps ignoré quels mécanismes biologiques étaient susceptibles d’expliquer ces variations. Pourquoi une même séquence ADN peut donner différents résultats sans subir de mutation ? C’est tout l’enjeu des recherches en « épigénétique » depuis une bonne vingtaine d’années. Au départ, l’idée était de comprendre comment un seul et même génome, identique dans chacune de nos cellules, peut participer à la fabrication de tissus très différents dans notre corps – de la peau, des os, du sang, des neurones… Les biologistes ont progressivement montré que des mécanismes cellulaires régulaient l’activité des gènes, empêchant les uns de s’exprimer, permettant au contraire aux autres d’interagir avec des enzymes, etc. Au fil du temps, ils ont constaté que ces mécanismes cellulaires pouvaient eux-mêmes être influencés par l’environnement.
Dans le sillage de l’épigénétique, vous travaillez sur un concept peut-être moins connu : « l’exposome ». De quoi s’agit-il ?
F. M. : L’idée a été introduite par le biologiste Christopher Wild en 2005. Ses travaux sur la santé humaine et notamment sur le cancer l’ont poussé à proposer un nouvel axe de recherche dans un article fondateur : en complément des recherches sur le génome, explique-t-il, nous devons nous intéresser à « la totalité des expositions auxquelles un individu est soumis de la conception à la mort », ce qu’il propose d’appeler « l’exposome ». Cela part d’un constat d’échec. Une approche purement génétique ne permet pas d’expliquer des pathologies comme le diabète, l’asthme ou encore l’obésité. Celles-ci sont toujours multifactorielles et fortement déterminées par l’environnement au sens large. Cela inclut la cellule où baigne notre ADN, et donc les mécanismes épigénétiques, mais aussi des processus hormonaux entraînant d’autres réactions métaboliques par exemple. Et au-delà, il y a bien sûr toutes les expositions auxquelles on pense spontanément : au soleil, à la pollution, ou encore à des facteurs socioculturels. Le concept a connu un grand succès et a même été inscrit dans la loi « de modernisation de notre système de santé » en 2016.
Concrètement, en quoi consistent ces recherches ?
F. M. : Pour l’instant elles rassemblent surtout des études statistiques, sur les liens entre une maladie et la fréquence d’exposition à un tel ou tel facteurs par exemple. Le principal intérêt de cette approche est de mieux tenir compte des « effets cocktail ». Souvent, si vous analysez chaque exposition isolément, vous ne constatez pas forcément de lien probant avec une pathologie – par exemple entre un seul type de perturbateurs endocriniens et un cancer. En revanche, si vous tenez compte de toutes les formes d’exposition qu’un individu subit au cours d’une vie, les effets apparaissent mieux, et vous pouvez donner de nouvelles armes aux politiques de santé publique. Aujourd’hui les résultats restent peu surprenants : les recherches confirment par exemple l’existence de fortes corrélations entre le soleil, la cigarette et le cancer de la peau, ou bien entre la consommation de nourriture industrielle et la prévalence du diabète. Mais parfois il est aussi important de confirmer que nos intuitions correspondent bien à une réalité scientifique.
La société, l’histoire ou encore la culture peuvent-elles influencer nos gènes ? Pourriez-vous donner des exemples ?
F. M. : À partir des années 2010, une série d’études pilotées par le neurogénéticien Brian Dias ont montré que des comportements acquis au cours de la vie pouvaient dans certains cas se transmettre à la génération suivante. Des souris étaient soumises à une forme de stress – elles étaient séparées de leur mère, ou bien on leur apprenait à craindre une odeur en l’associant à un petit choc électrique par exemple. Dias constate que cela influence leurs descendants : les souris de seconde ou même troisième génération se méfient spontanément de la même odeur par exemple, ce qui n’était pas le cas de leurs parents avant de subir un choc électrique. Pour expliquer ces résultats spectaculaires, on considère généralement qu’une expérience de vie modifie l’activité épigénétique d’un organisme, et que ces modifications sont transmises à la descendance. Dans le même ordre d’idées, de nombreuses études sur des groupes humains ayant connu des épidémies, des famines ou encore des guerres, indiquent que leurs enfants sont plus susceptibles que la moyenne de développer une dépression, un syndrome de stress post-traumatique, ou encore un trouble anxieux par exemple.
Mais ce stress pourrait-il avoir été transmis par le biais de récits familiaux ou de témoignages, et non via la biologie ?
F. M. : Cette question reste ouverte. Les influences génétiques et sociales se superposent toujours, il est extrêmement difficile de discerner ce qui passerait par l’une et pas par l’autre. Peut-être que le fait de connaître l’histoire douloureuse de sa famille favorise ce type de difficultés, sans qu’il n’y ait besoin de recourir à une explication biologique. On a par exemple de bonnes raisons de penser que des traumatismes subis durant l’enfance laissent des marques épigénétiques, pouvant favoriser certaines pathologies à l’âge adulte. Mais peut-être qu’une approche purement psychologique suffirait à expliquer ce qu’il se passe. Pour l’instant nous n’avons que des indices concordants et des corrélations, mais personne n’est en mesure d’identifier de liens de cause à effet, allant précisément d’un phénomène génétique au comportement associé.
Le risque n’est-il pas de remplacer un déterminisme par un autre, de passer du « tout génétique » au « tout environnement » ?
F. M. : Bien sûr ! Les recherches sur l’exposome ont vocation à compléter celles sur le génome, pas à les remplacer. Leur intérêt est de pouvoir identifier quelles expositions environnementales laissent des traces biologiques dans notre corps, parfois profondes puisqu’elles altèrent jusqu’à l’activité épigénétique de nos cellules. Mais nous devons aussi avoir conscience des limites. Dans le dernier article de recherche que j’ai publié, avec la philosophe des sciences Gaëlle Pontarotti, nous proposons dans cet esprit de restreindre le concept d’exposome et de parler plutôt de « niche pathogène ». Cette notion rassemble tous les facteurs génétiques et environnementaux qui, par leurs interactions, sont susceptibles de jouer un rôle à l’origine d’une maladie donnée. C’est une façon de consolider l’approche interactionniste, et de montrer que l’on ne fait pas que subir notre environnement. De la recherche biomédicale aux politiques de santé publique, en passant par la capacité d’action des personnes directement concernées par des problèmes de santé, nous avons le pouvoir de le modifier.
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