Un homme en costume bleu foncé domptes des petits monstres colorés

Domptez vos algorithmes avant qu'ils ne vous domptent

© FB via Ideogram

Dans son dernier livre, Filterworld : Comment les algorithmes ont aplati la culture, le journaliste du New Yorker Kyle Chayka nous en dit plus sur ces créatures qui influencent nos cultures humaines. Interview.

Staff writer pour le New Yorker, Kyle Chayka écrit depuis plusieurs années sur les évolutions culturelles liées à nos pratiques d’Internet et du numérique. Après un premier ouvrage en 2020, The Longing for less, à propos de l’histoire du minimalisme, il revient avec un deuxième livre, Filterworld: How algorithms flattened culture, dans lequel il analyse l’impact des algorithmes sur le paysage culturel. Tels des créatures tentaculaires qui relient entre eux nos inputs numériques pour en tirer des recettes comportementales, les algorithmes façonnent aujourd’hui en grande partie notre monde et sa culture. Rencontre algorithmique. 

On a tendance à traiter les IA comme des humains, ce qui n’est pas le cas pour les algorithmes. Devrait-on leur donner des noms, voire les considérer comme des sortes de monstres, pour essayer de mieux les définir ? 

Kyle Chayka : Je pense en effet qu’on devrait les anthropomorphiser. On pourrait avoir des mascottes pour les représenter, comme des personnages de cartoon. On pense aux algorithmes comme une seule et même chose, mais chacun est une créature à part entière. Et on n’interagit pas de la même manière avec tous, que ce soit sur Instagram, YouTube, ou TikTok. 

C’est un peu ce qu’a fait Rabbit avec le R1 (le premier smartphone IA), qui vient de sortir, où il est possible de créer ce qu’ils appellent des rabbits, des bots que l’on entraîne pour des tâches spécifiques. Est-ce que ces “lapins” branchés à l’IA pourraient être l’évolution des algorithmes ?

K. C. : Les bots IA personnels sont très intéressants, parce qu’on peut justement les customiser, modifier leur manière d'interagir avec nous. C’est beaucoup plus personnel que ce qu’on a aujourd’hui, car on ne peut toujours pas customiser le feed algorithmique TikTok ou Instagram.

On entend d’ailleurs des gens parler de nourrir leur algorithme pour l’orienter, comme s’il s’agissait d’un animal de compagnie. Peut-on gaslight son algo ? 

K. C. : On ne peut pas prendre le contrôle mais on peut lui répondre, passer vite certaines vidéos, utiliser le bouton like, ou faire des recherches répétées sur un nouveau sujet. Certains sont plus flexibles que d’autres, sur Spotify on vous ramènera toujours à ce que vous écoutiez avant.

Quels sont les réseaux sociaux les moins algorithmiques ? 

K. C. : Un site internet ou l’appli du New York Times, où on trouve une liste d’articles que des éditeurs ont soigneusement choisis et mis en forme. 

Les médias pourraient utiliser davantage d’algorithmes sur leur site ou app à l’avenir ? 

K. C. : Si on garde l’exemple du New York Times, la home page de l’appli est non algorithmique, mais il y a aussi une page avec des recommandations. Pour le moment ça ne marche pas bien, mais je pense que plus de médias vont aller dans cette direction. Ce que j’utilise le plus, ce sont les groupes d’amis sur les messageries, ou Slack, ou encore une newsletter à laquelle je sais que beaucoup d’amis sont abonnés.  

Vous dites que les algorithmes ont en quelque sorte remplacé les lieux. Peut-on considérer que certains algorithmes jouent le même rôle que les villes dans le paysage culturel ? 

K. C. : La ville est un algorithme pour la culture. Elles sont déjà une sorte de réseau avec des choix et des possibilités qui vous font avancer. Et chaque ville est sa propre machine, de manière différente. Mais aujourd’hui, on circule dans les villes de manière algorithmique. Au lieu de regarder les vitrines autour de nous, on regarde sur nos téléphones pour savoir combien d’étoiles a un restaurant, ou pour trouver le café le plus proche. 

Les algos sont aussi façonnés par le comportement des utilisateurs. La chanteuse Billie Eilish disait récemment « peu à peu, les vidéos que je regarde et les choses que je vois sur Internet sont à propos de moi. » Les algorithmes savent-ils qui nous sommes ?

K. C. : On passe tellement de temps sur ces plateformes qu'on en arrive à faire confiance à des algorithmes pour nous dire qui nous sommes. Ce n’est plus vous qui dites ce que vous voulez voir, c’est l’algorithme qui vous dit quelles sont les choses qui vous intéressent... On leur a donné trop de pouvoir sur ce qu’on pense ou consomme. Et le mécanisme de distribution est cassé. L’art ou les idées qui vous transportent sont liés à des expériences nouvelles, qui ne sont pas conçues pour correspondre à vos préférences, mais qui sont en dehors de votre cadre de référence, et qui seront étranges au début.

Quand quelqu’un crée un mème de manière un peu inconsciente, et qu’il devient viral car il est collectivement partagé de manière tout aussi inconsciente, on peut imaginer qu’on a mis le doigt sur un grand thème. À quel point les algorithmes peuvent-ils être révélateurs de nous-mêmes ? 

K. C. : Les algorithmes révèlent les attractions inconscientes, les effets ou inputs sensoriels qu’on apprécie, et donc la mécanique de nos cerveaux en un sens. Ce qui met parfois en lumière des choses bizarres qu’on n’aurait pas comprises autrement. Comme l’ASMR, qui est essentiellement un produit d’Internet. Qui aurait cru que ça deviendrait un tel pan de notre culture. L’humanité n’aurait jamais pu imaginer ça toute seule (rires).

Les algorithmes se comportent finalement un peu comme la nature – ils créent d’ailleurs des paysages dans Minecraft. Y a-t-il un Darwinisme algorithmique, où les contenus qui plaisent naturellement le plus se reproduisent mieux ?

K. C. : Totalement. Sur TikTok les sons et musiques qui sont coupés en clips de dix secondes marchent mieux car ils sont adaptés à la plateforme. Sur Instagram, ce sont les couleurs pastel et les formes bubbly. Sur Spotify ou YouTube, ce sera l’ambient, de la musique qu’on peut ignorer, comme les playlists lo-fi chill hip-hop pour étudier. Ces cultures ont évolué pour correspondre à ces plateformes, et n'auraient aucun sens dans un autre contexte.

Que penser de ces nouvelles manières d’être créatif ?

K. C. : Il y a des choses incroyables, super weird, très inhabituelles et cool. Ce que je crains, c’est quand c’est trop adapté aux incitations des plateformes. Comme avec le mouvement core core de TikTok, avec ses collages absurdes de vidéos. C’est super intéressant, jusqu’à ce que ça aille trop loin dans le fait de vouloir plaire au feed. C’est la même chose pour l’ASMR, c’est très cool à la base, mais devoir faire trois vidéos par jour, répondre aux commentaires, et vendre des partenariats, ce n’est pas cool ou positif. 

On voit d’ailleurs l’influence de l’ASMR sur l’art, où tout doit être satisfaisant, énorme et rose, comme on l’a vu récemment lors de l’exposition sur le cute à la Somerset House de Londres, ou encore chez l’artiste chinoise Rong Bao…

K. C. : C’est très paradoxal, le feed algorithmique crée d’une part des choses très intéressantes et très intenses, mais de l’autre du contenu qui n’a aucun sens. Une culture, art, ou discours, qui n’a aucune signification. C’est juste une sorte de stimuli sensoriel plaisant. La culture devient plus ambient, quelque chose qu’on peut ignorer, moins provocant, moins challengeant, et qui peut rester en fond de votre expérience. 

Le cinéaste Harmony Korine classait d’ailleurs récemment son dernier film expérimental Aggro Dr1ft comme étant du « vibe cinema », et mentionnant également le terme d’ambient…

K. C. : La vibe est quelque chose d’ambient. Quand on dit que quelque chose est viby, ça veut dire que c'est très ambient, que ça crée un mood qu’on peut habiter. Mais ça ne sort pas du lot, ça ne vous provoque pas, ça ne vous dérange pas.

Que peut–on apprendre de cette recherche avide de plaisirs sensoriels ?

K. C. : Beaucoup de ces contenus sont en lien avec des activités manuelles, tailler une cuillère en bois en pleine forêt, faire de la céramique, de la cuisine, etc. Mais on consomme ces activités physiques et sensorielles à travers un écran, au lieu d’aller dehors le faire… Les vidéos de cuisine par exemple, peuvent aussi aller dans le sens d’un bon usage de la plateforme. Quand je vois une vidéo courte de quelqu’un cuisinant un plat, que ça me donne envie de le faire, et que je le fais, c’est très, très satisfaisant. On voit aussi en ce moment un tournant anti-algorithmes, où les gens réalisent qu’ils n’aiment pas comment ces machines les influencent, et ont le désir de s’en écarter.

L’expérience des feeds algorithmiques peut même nous influencer physiquement, on le voit avec cette tendance à la surexpression faciale sur TikTok, avec ces jeunes qui se comportent comme des personnages Pixar… Qu’en pensez-vous ? 

K. C. : TikTok vous encourage à vous exprimer. En tant qu’écrivain, l’essor de Twitter était génial pour moi car ça m’a incité à pratiquer ce médium, l’écriture. C’est la même chose avec Instagram pour les photographes et les artistes virtuels, qui ont trouvé un endroit pour pratiquer leur médium en ligne, ce qui a encouragé plus de gens à s’exprimer à leur tour. Mais TikTok vous encourage à la performance, à être un acteur, un chanteur, un danseur, à incarner pleinement votre expression créative.

Les réseaux sociaux rendent l’art et la culture plus performative ? 

K. C. : Je pense. Il y a aussi ce concept de « content capital » développé par la chercheuse américaine Kate Eichhorn, qui parle du fait que les artistes les plus populaires sur les réseaux sont ceux qui publient autant leur vie personnelle que leur travail. Et leur personne devient un parallèle, une distraction par rapport à leur travail. Prenons un peintre sur Instagram, il ou elle va poster ses peintures, puis des selfies de vacances, et ces derniers vont toujours attirer plus d’attention que les peintures. L’artiste prend plus de place que l’art lui-même. 

Va-t-on voir plus d’artistes faire le choix de l’anonymat à l’avenir ?

K. C. : La seule manière de préserver quelque chose, c’est de le garder hors d’Internet. La popularité détruit tout, que ce soit des musiciens, des artistes, des restaurants, ou même des paysages. Internet peut mettre une dose tellement extrême d’attention sur une chose, qu’elle finit par la détruire. Ce qui me donne de l’espoir, ce sont les utilisations de Substack ou de Discord, ces endroits du Net qui restent relativement privés, où il faut vraiment travailler pour y entrer, et qui gardent les idées et les recommandations dans une communauté à taille humaine.

En réaction à cette "mainstreamisation" instantanée de la culture, il semble aussi y avoir un mouvement de resignification par le côté négatif de la force, allant de l’utilisation d’un émoji qui pleure pour exprimer le rire, au détournement du terme based utilisé pour définir des drogués et qui devient synonyme de singularité. Les algorithmes tendent-ils à tourner la culture en négatif ?

K. C. : C’est comme ça qu’on réagit à la surexposition. Si quelque chose ou une idée devient si mainstream ou virale, la seule rébellion possible contre ça est le côté négatif, de retourner la pièce sur le côté face. Comment être subversif quand tout est instantanément mainstream ? Au point où nous en sommes, n’importe quoi peut devenir mainstream en quelques jours, vous pouvez passer d’inconnu à célébrité en un jour, alors comment on résiste à ça ? La négativité de l’immuable, du désagréable, presque. Vous voulez quelque chose qui ne sera pas viral, parce que ce n’est pas acceptable par suffisamment de personnes.

À LIRE  

Kyle Chayka, Filterworld, How algorithms flattened culture, éditions Doubleday, 2024

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