Les réponses du philosophe d’entreprise, et spécialiste de la créativité, Luc de Brabandere. Éclairant !
Luc de Brabandere : Avant de parler de créativité, il faudrait faire la différence entre découverte et invention.
Les machines vont nous aider à découvrir et peut-être même à découvrir à notre place. Mais elles ne pourront jamais inventer parce que l’invention consiste à produire un concept qui n’existe pas et cela nécessite forcément une forme d’audace. Prenons l’exemple de deux grands savants : Johannes Kepler, et Charles Darwin. L’un a découvert que les planètes tournent autour du soleil en suivant des trajectoires elliptiques et non pas circulaires, l’autre a formulé l’hypothèse de la « sélection naturelle » selon laquelle les espèces vivantes ont évolué à partir de quelques ancêtres communs. Tous deux ont construit un nouveau concept sur la base de l’observation d’un énorme corpus de datas. Toutefois, il y a entre eux une différence fondamentale. L’ellipse existait avant Kepler : il a donc rapproché un concept et des datas. En revanche, avant Darwin, rien ne ressemblait à l’idée de sélection naturelle.
Le Big data va aider tous les Kepler, mais ne pourra rien faire pour les Darwin : la machine pourra évidement repérer des ellipses dans le mouvement des planètes, mais elle ne pourra pas inventer un concept. Pour cela, il faudrait qu’elle puisse sortir de son propre programme.
Pour ce qui est des innovations technologiques, il est extrêmement rare que les gens qui sont à leur origine arrivent à produire avec elles des choses créatives. Quand les frères Lumière ont inventé le cinéma, ce sont des gens comme Méliès qui ont créé les films. Aujourd’hui, c’est le même phénomène. Il y a les datas, et puis il y aura tous les génies créatifs qui à partir d’elles vont faire des choses incroyables. Cela ouvre sur un monde inconnu et passionnant et remet la responsabilité là où elle doit être : du côté des hommes.
Il est très important de réaliser que l’on construit notre pensée, nos idées, nos jugements, nos stéréotypes davantage sur l’ignorance que sur la connaissance. Pour conceptualiser, on est obligé d’oublier, d’une part, et de prendre une forme de distance, d’autre part. Dans une nouvelle de Jorge Luis Borges, Funes ou la mémoire, un homme, suite à un accident, se découvre une mémoire infinie. Il part en voyage et quand il revient, un ami lui demande ce qu’il pense de son séjour. Parce qu’il se souvient de tout, il est incapable de répondre. Pour exprimer un jugement, vous devez d’abord oublier pour conceptualiser ensuite. L’un ne va pas sans l’autre.
Cet oubli a deux caractéristiques : vous ne contrôlez pas ce que vous allez oublier, et ce que vous retenez répond à une forme de subjectivité. Contrairement à l’homme, la machine, elle, ne peut ni oublier, ni être subjective.
Quelqu’un qui ne connaîtrait rien ne peut pas chercher. On cherche toujours à partir d’hypothèses.
Il existe deux formes de pensées : une pensée déductive qui part d’hypothèses pour arriver à un résultat et une pensée inductive qui émet les hypothèses. Cette pensée-là est le propre de l’homme, et elle vient d’intuitions qui font toute la différence entre nous et la machine. Au fond, qu’est-ce que penser ? Penser consiste pour l’essentiel à simplifier le monde, puis à formuler des hypothèses.
Le fameux article de Chris Anderson, paru dans Wired en 2008 ( « The end of theory » ), annonçait la fin de la théorie. Notons pour commencer que cette idée est déjà une théorie. Certes, on va énormément apprendre des corrélations que les big data révèlent : on va apprendre beaucoup de choses sur la manière dont les virus se développent, sur des comportements, des usages…, mais une partie restera toujours inaccessible. Quand je dis : « bravo Valls », est-ce que j’approuve sa politique ou est-ce que je me moque de lui ? Par ailleurs, que peut construire la machine sur le non-exprimé ? La fin de la théorie est de la foutaise.
Avant le big data, nous avons effectivement fonctionné sur des raisonnements liés aux probabilités : en fonction d’une certaine cause, quelle est la probabilité que tel effet se produise ? Aujourd’hui, on fait des probabilités inversées : étant donné un effet, quelle est la probabilité de la cause ? Tous les algorithmes de suggestion sont construits sur ce système. Mais la corrélation et la causalité sont très délicates à manier. Il existe par exemple une corrélation entre les pays les plus consommateurs de chocolat et le nombre de prix Nobel qu’ils ont obtenu. Peut-on en conclure que manger du chocolat favoriserait l’obtention d’un prix Nobel ?
Les big data vont nous permettre de voir des corrélations dans tous les sens, mais nous devrons toujours raffiner les raisonnements pour les analyser.
Il y a deux types d’incertitudes. Une incertitude qui repose sur une question qui est dans l’air : est-ce que l’Angleterre va quitter l’Europe ? est-ce que le dollar va monter ? … Quand la question est dans l’air, la machine peut énormément nous aider à envisager les réponses. Mais il existe une autre forme d’incertitude, celle qui ne repose pas sur une question connue, quand personne ne sait poser la question parce qu’elle n’est pas dans l’air. La machine ne peut pas la poser à notre place, et on ne peut pas mettre toutes les questions dans la machine… D’autre part, l’augmentation des informations qui circulent augmente l’incertitude. Prenez les élections. Autrefois, les gens fonctionnaient de manière relativement prévisible. Aujourd’hui, qui sait ce que va provoquer le fait que les américains aient appris que le fils de Donald Trump tue des éléphants ? Peut-être que cela aura un impact, peut-être que cela n’en n’aura aucun. C’est de l’information en plus, mais de la certitude en moins.
Cet article est paru dans le numéro 7 de la revue de L’ADN "Soyons Pop". Votre exemplaire à commander ici.
Ingénieur en mathématiques appliquées et diplômé de philosophie, spécialiste de la créativité et Fellow au Boston Consulting Group, il aide les dirigeants à penser leur stratégie. Il a fondé www.CartoonBase.com pour promouvoir l’utilisation du dessin dans les entreprises et enseigne à Louvain et Paris. Son dernier livre Les Mots et les Choses de l’entreprise a été publié en 2015 aux éditions Mols. Un chapitre y est consacré aux technologies de l’information.
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