Le déluge de data rend-il les chercheurs plus performants ? C'est le credo de la Silicon Valley que le physicien et philosophe Étienne Klein aimerait quelque peu nuancer.
Quel rapport établissez-vous entre sciences et intuition ?
ÉTIENNE KLEIN : Quand il s’agit de sciences, le mot « intuition » est ambivalent et problématique : il suggère que le monde ressemble à ce que l’on en perçoit ou à l’idée que l’on s’en fait. Or, prise au premier degré, l’intuition nous trompe sans cesse : elle nous a fait dire que la Terre était plate, que les objets tombent à des vitesses qui dépendent de leur masse… Faire de la physique consiste au contraire à remettre en cause ce que notre cerveau pense spontanément. Penser, c’est d’ailleurs dire non à sa propre pensée, comme le disait le philosophe Alain. Attention, dire cela n’équivaut pas à dire que l’intuition doit être écartée, mais qu’elle doit toujours être retravaillée.
Albert Einstein entretient avec l’intuition un rapport dont vous dites qu’il n’a pas d’équivalent chez les autres génies modernes de la physique…
É. K. : Il prétendait lui-même qu’il avait trouvé la théorie de la relativité grâce… à son retard mental ! Qu’il avait fini par résoudre des questions que se posent les enfants, sur l’espace et le temps, avec son cerveau d’adulte. Et surtout, il jouait avec les idées, qu’il mettait en scène dans des « expériences de pensée ». À 15 ans, par exemple, il se demanda ce qui se passerait si la lumière émettait de la lumière. Et un an plus tard, ce qu’il pourrait percevoir s’il était à cheval sur un rayon lumineux... Ces questions à la limite de la naïveté le mirent sur la voie de théories très complexes.
Quand Albert Einstein élabore sa théorie de la relativité générale, il ne s’appuie sur aucune data…
É. K. : En 1915, en effet, il publiait la théorie de la relativité générale, une nouvelle théorie de la gravitation, alors que l’on n’avait que très peu de données sur l’univers : on ignorait, par exemple, qu’existassent d’autres galaxies que la nôtre, on ne savait pas d’où vient que les étoiles brillent, ni que l’univers est en expansion, etc. Mais les équations d’Einstein, d’une part se sont parfaitement accommodées de la quantité gigantesque de données recueillies depuis un siècle par les télescopes et les satellites, d’autre part ont permis de prédire l’existence de nouvelles sortes d’objets physiques, tels les trous noirs ou les ondes gravitationnelles. Imaginons maintenant que les choses se soient passées dans l’ordre inverse, c’est-à- dire que nous ayons commencé avec toutes les données dont nous disposons aujourd’hui, mais sans avoir à notre disposition la théorie de la relativité générale. Pourrions-nous, par une sorte d’induction théorique permettant de passer des données aux lois, découvrir les équations d’Einstein ? Je pense que non.
On ne pourrait pas découvrir les lois générales de la physique dans le Big Data ?
É. K. : En tout cas, ce n’est pas certain. Il est en revanche envisageable que nous nous perdions dans l’identification de multiples corrélations, pas forcément bien interprétées, par exemple entre vie passée, vie professionnelle, activités associatives, goûts musicaux, positions politiques, relations amicales… Or, une corrélation n’est pas la même chose qu’une relation de cause à effet : ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie que l’on a le droit de dire qu’il a plu des grenouilles. Mais il arrive très souvent que nous confondions les deux choses, à la manière d’un Coluche conseillant de ne jamais aller à l’hôpital au motif que l’on y meurt plus souvent que chez soi... Une certaine vigilance épistémologique s’impose donc.
En quoi la collecte des data aide-t- elle la recherche fondamentale ?
É. K. : Le Big Data peut aider à la compréhension de phénomènes impliquant de très grands nombres de variables quantifiables, tels les phénomènes météorologiques ou climatiques, les comportements électoraux, l’usage des réseaux sociaux… Mais il y a aussi un risque d’ensevelissement sous les données, si massives qu’elles deviendront ingérables. Comment la science va-t-elle fonctionner sous un tel déluge ?
Albert Einstein semblait entretenir un rapport très incarné au monde ?
É. K. : Il suit un cheminement à la fois très incarné et très intellectuel. Il a un rapport très immédiat et sincère au monde qu’il exprime toujours avec une grande simplicité. Les équations de la relativité générale sont mathématiquement très complexes, mais on peut les illustrer en racontant une série d’expériences de pensée que chacun de nous peut comprendre. Par exemple, quand il réalise qu’une personne en chute libre ne sent pas son propre poids, il n’invente rien par rapport à ce que Newton avait déjà compris, mais, lui, pousse le raisonnement en le mettant « en situation ». Il utilise le stratagème qui consiste à partir du réel, puis à s’en détourner en usant de son cerveau comme d’un laboratoire, pour y revenir enfin… Il fait surtout la démonstration que le cerveau est capable, de par lui-même, de découvrir certaines lois physiques.
Il fait preuve également d’une persévérance constante dans l’élaboration de sa pensée…
É. K. : Paul Valéry et Albert Einstein, qui s’admiraient mutuellement, se rencontrèrent à plusieurs reprises au cours des années 1920. Un jour, le penseur poète, persuadé que le père de la théorie de la relativité produisait des idées à une cadence d’essuie-glace, osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps : « Lorsqu’une idée vous vient, comment faites-vous pour la recueillir ? Un carnet de notes, un bout de papier… ? » La réponse le déçut sans doute, l’auguste physicien se contentant de lancer : « Oh ! Une idée, vous savez, c’est si rare ! » Cette réponse témoigne de l’extrême modestie d’Einstein. Car en réalité, des idées, il en a bel et bien eu, et bien plus qu’une, et bien plus que la plupart des autres physiciens, et pas n’importe lesquelles ! Il pensait sans cesse, je crois, il suivait le fil de ses idées sans l’interrompre, donc sans se laisser distraire. Le 14 janvier 1931, Einstein et sa femme, Elsa, dînèrent avec Charlie Chaplin à Beverly Hills. Lors de la soirée, Elsa raconta la façon dont son mari avait eu une idée décisive lors de l’élaboration de la théorie de la relativité générale. Il était descendu un matin en robe de chambre mais avait délaissé son petit déjeuner car une « idée magnifique » lui coupait l’appétit. Il s’assit à son piano, en joua en s’interrompant à plusieurs reprises pour répéter « J’ai eu une idée magnifique ! » et avaler une gorgée de café. Puis il retourna dans son bureau en exigeant de ne pas être dérangé. Il y demeura pendant deux semaines, s’y faisait servir ses repas et n’en sortait que pour une brève promenade quotidienne. Un matin, il réapparut enfin, épuisé mais heureux, et posa deux feuilles de papier sur la table. « Voilà », dit-il. C’était, conclut Elsa, sa théorie de la relativité générale. Est-ce que l’on pourrait faire cela aujourd’hui ? Je pense que notre environnement machinique change la façon dont notre cerveau se rend disponible à nous-même.
À l’heure des intelligences artificielles, peut-on imaginer modéliser l’intelligence d’Albert Einstein ?
É. K. : Je ne le crois pas, notamment parce qu’il a beaucoup utilisé des expériences de pensée qui, justement, lui permettaient de ne pas s’encombrer de données. Il inventait des expériences fictives capables de tenir le monde empirique à distance et de prolonger, dans une sorte d’ailleurs, les implications d’une théorie : que se passerait-il, se demandait-il, dans telle ou telle situation que je suis capable d’imaginer, si cette loi physique était vraiment exacte ? Qui sait si ces expériences de pensée ne lui étaient pas soufflées par quelque voix insistante et inspirante qui lui parlait depuis son plus jeune âge, peut-être un équivalent du daimonion de Socrate, ce petit démon qui instaurait et alimentait le dialogue intérieur ? Je pense qu’aucune machine ne pourra jamais faire cela. Au demeurant, cela m’attristerait que l’Homme ne soit plus capable de produire de tels « gestes de pensée ». Le génie va prendre sans doute d’autres formes, peut-être apprendrons-nous beaucoup grâce aux machines, mais il ne faudrait pas que cela nous rende trop dépendants d’elles, au point où elles-mêmes ne dépendraient plus de nous…
PARCOURS D’ÉTIENNE KLEIN
Cet article est paru dans la revue 11 de L’ADN : Connexion – Déconnexion - Reconnexion. A commander ici.
Physicien et philosophe des sciences français, il dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du Commissariat à l’énergie atomique. Il mène une carrière de vulgarisation auprès du grand public, notamment autour de la physique quantique. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, et anime sur France Culture l’émission « La Conversation scientifique » tous les samedis de 14 à 15 heures.
Étienne Klein, Le pays qu’habitait Albert Einstein, Actes Sud, 2016.
À VOIR
Frédérique Ungarelli, Philippe Tourancheau, La Lumière selon Albert Einstein, documentaire, sur YouTube.
Merci encore pour une telle clarté (une ignorante amatrice)
" Il prétendait lui-même qu’il avait trouvé la théorie de la relativité grâce… à son retard mental !"
Oui sauf que... c'était une pirouette intellectuelle et un peu de fausse modestie.
Les bulletins de notes d'Albert Einstein atteste qu'il était un bon élève. Il avait un bon égo et ne s'est jamais vu comme un retardé mental, simplement comme quelqu'un de différent.
Propager cela comme une réalité c'est perdre de vue, l'humour légendaire d'Einstein.