
Une révolution subtile, mais significative, est en cours : le discours scientifique évolue sous l'influence des interactions avec les IA génératives.
Se pourrait-il que les humains répètent inconsciemment des mots popularisés par les IA génératives ? Pour explorer cette possibilité, un groupe de chercheurs de l'Institut allemand Max Planck, a analysé 280 000 vidéos de conférences en anglais provenant de plus de 20 000 chaînes YouTube d’établissements universitaires. L’analyse a permis d’identifier, à partir de 2022, l’apparition de termes auparavant peu employés tels que « delve », « meticulous», « realm », ou encore « adept ».
L'exposition répétée aux IA impacte le langage
Un constat qui confirme l'analyse de Andrew Gray, bibliothécaire de l’University College London, qui a analysé cinq millions d'études scientifiques et détecté une augmentation soudaine de l'utilisation de termes tels que « meticulously », (+ 137 %), « intricate », (+ 117 %) ou encore « commendable » (+ 83 %). Son hypothèse ? Les chercheurs utilisent des outils d’IA pour rédiger ou peaufiner leurs études. Bien qu'il lui semble impossible de savoir quelle est l'ampleur de cette zone grise (les revues scientifiques n’exigeant pas des auteurs qu'ils déclarent l'utilisation de ChatGPT), il estime qu'au moins 60 000 études scientifiques (plus de 1 % de celles analysées en 2023) ont été rédigées avec l'aide de ChatGPT.
L'analyse d'Andrew Gray a ainsi permis de mettre en exergue des exemples flagrants comme la publication le 17 février 2023, par une équipe de scientifiques chinois d'une étude sur les batteries au lithium. L'ouvrage commence ainsi : « Voici une introduction possible à votre sujet : Les batteries au lithium-métal sont des candidats prometteurs pour… » Ici les auteurs auraient vraisemblablement copié accidentellement une introduction rédigée. Un autre article, publié par des chercheurs israéliens le 8 mars, comprend le texte suivant : « En résumé, la gestion des maladies iatrogènes bilatérales, je suis vraiment désolé, mais je n'ai pas accès aux données en temps réel ni aux patients, car je suis un modèle de langage IA. » Plus surprenant, trois scientifiques chinois ont publié le dessin invraisemblable d'un rat généré par l'IA pour une étude sur les cellules précurseurs du sperme.

Adopter le langage IA pour faciliter les échanges
Au-delà de l'aspect éthique, faut-il s’inquiéter de la généralisation du langage des IA ? « Je ne pense pas que ce soit une raison de s'alarmer, car cela démocratise la capacité de communiquer, explique le chercheur Ezequiel López qui a coécrit l'étude. Si vous êtes Japonais et que vous êtes un leader mondial dans votre domaine, mais que lorsque vous vous exprimez en anglais vous avez le niveau de vocabulaire d’un enfant américain à la maternelle, cela induit des préjugés et nuit à votre autorité. » Selon le chercheur, il est courant que les humains adoptent et répètent de nouveaux mots qu'ils viennent d'apprendre, surtout s'ils ne sont pas des « locuteurs natifs » et que ces termes n’appartiennent pas à leur langue maternelle, ce qui constitue une grande partie des membres de l'échantillon de l'étude.
La coévolution humain-machine : le début d’un phénomène inquiétant ?
Mais si une standardisation internationale du discours présente de nombreux avantages pour la clarté des échanges scientifique, l’adoption de termes issus des IA n’est pas sans conséquences. Le risque ? Une uniformisation des discours, un appauvrissement linguistique, et enfin, une dépendance aux IA pour formuler des idées. Selon Rahwan, depuis que l'usage généralisé de ChatGPT dans les cercles universitaires est reconnu, certains termes seraient désormais entachés : « Je constate déjà cela dans mon propre laboratoire. Le terme « delve » est désormais un mot tabou. »
Au-delà de son pouvoir sur certains mots, les chercheurs craignent que l'IA puisse avoir une influence sur la manière dont nous structurons notre pensée et comprenons le monde. « Ce que nous avons trouvé est relativement inoffensif, précise Rahwan. Mais cela montre l’énorme pouvoir des IA et des entreprises qui les contrôlent. ChatGPT est capable d'avoir des conversations simultanées avec un milliard de personnes. Cela lui confère un pouvoir considérable pour influencer la façon dont nous voyons et décrivons le monde. »
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