Une balance de la justice, où un algorithme pèse plus lourd qu’un livre religieux

Bienvenue dans le dataïsme : quand la société confie son libre-arbitre aux données

© FB via Ideogram

Alors que la société du big data se conjugue à des modèles d’intelligence artificielle toujours plus performants, sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ? C’est la thèse de Laurent Darmon, docteur en science de l’information et de la communication et directeur de l’innovation du Crédit Agricole S.A. Pour lui, nous sommes entrés dans le dataïsme, véritable bouleversement civilisationnel. Interview à l’occasion de la sortie de son livre « Bienvenue dans le dataïsme ».

Qu’est-ce que le dataïsme ?

C’est une façon de voir le monde selon laquelle tout ce qui nous entoure est un ensemble de données. L’être humain lui-même est un algorithme biochimique de traitement de l’information qui l’entoure.

Ce qui est nouveau est que dans un monde digital, cette donnée est numérisée, beaucoup plus accessible et peut être optimisée. L’algorithme devient roi, que ce soit pour des objectifs économiques pour les entreprises ou de satisfaction personnelle pour les consommateurs.

Vous faites un parallèle entre l’arrivée du dataïsme et la perte de religion. Le dataïsme est-il une nouvelle croyance ?

Je me méfie du mot croyance. En tout cas, c’est une projection dans une forme d’immanence.

Il y a eu une première immanence religieuse qui amenait à se poser la question du ‘pourquoi’ : « Pourquoi le monde est comme ça ? Parce que Dieu. » On a ensuite eu l’immanence du ‘comment’ et la science nous apportait des réponses. Aujourd’hui, l’immanence est celle d’une optimisation statistique pour nous apporter le ‘quoi’, et les données permettent d’obtenir l'optimum mathématique. 80 % de ce qu’on regarde sur Netflix provient d’une recommandation d’un algorithme, 2/3 des couples se forment par algorithme, 30% des achats sur Amazon proviennent des recommandations en ligne. Nous acceptons de plus en plus qu’un algorithme décide ce qui est bon pour nous. Il y a une forme d’abandon du libre arbitre, une foi dans la logique algorithmique.

Quel est le tournant, à quel moment entrons-nous dans une foi quasi-religieuse en le big data ?

Ça s’est fait en deux temps.

D’abord la remise en cause des idéaux humanistes au XXème siècle, avec les deux guerres mondiales, les déceptions face aux promesses des politiques, la télé qui a commencé à projeter le monde tel qu’il est. Tout ça a amené une grande désillusion et donc une nouvelle attente.

Le deuxième mouvement est celui de décentralisation de la société civile. Jusque là, des gatekeepers filtraient l’information et jouaient le rôle d’intermédiaire : les journalistes, les hommes politiques, les syndicalistes… Désormais, tout le monde peut parler avec tout le monde avec une présomption de compétence.

Vous écrivez que ce dataïsme offre une liberté vis-à-vis des corps intermédiaires. Pourtant, vous exposez bien la suprématie économique et politique des entreprises technologiques, devenues des « orchestrateurs ». Ne sont-ils pas les nouveaux organes intermédiaires incontournables ?

Dans le système précédent nous avions bâti un système de contre-pouvoirs basés sur la compétition. Les lois anti-monopole notamment empêchaient un acteur de devenir incontournable. Aujourd’hui, les orchestrateurs se trouvent en position de monopole selon la logique implacable du « winner takes it all », tandis que nous sommes noyés sous l’information.

La question clé est de savoir comment remettre de la concurrence, comment la data est remise à disposition d’autres agents économiques pour qu’eux aussi puissent l’exploiter et que l’on puisse conserver une option d’arbitrage.

Vous semblez ambivalent sur le rôle à jouer de l’Europe et semblez souscrire à l’adage « l’Amérique innove, l’Europe régule ». En tant que directeur de l’innovation d’une grande banque, qu’est-ce qui, dans l’AI Act actuel, bloque l’innovation selon vous ?

Tout d’abord, j’ai écrit ce livre en tant que citoyen et non en tant que banquier.

En Europe, on sait très bien innover. Notre problème est notre capacité d'écosystème : dans une Europe fragmentée, chacun a tendance à défendre ses champions.

La réglementation européenne vient s’additionner à la réglementation nationale. Avoir une régulation qui protège le consommateur est un vrai plus mais dans un monde ultra concurrentiel et mondial, ces règles, qui ne s’appliquent pas à l’étranger, créent une barrière de plus. Il s’agit de trouver la juste mesure et s’assurer que les pays avec lesquels on commerce aient des règles comparables. Ce n’est qu’au niveau européen que l’on peut avoir ce poids pour porter, voire imposer, notre vision de comment faire société.

Vous prônez plus de transparence, en laissant notamment aux individus le choix des algorithmes qui les gouvernent. Est-ce possible, selon vous ?

Indirectement, c'est déjà le cas : quand vous choisissez X, vous savez que ses algorithmes sont plus permissifs que ceux de Google. Mais ce n’est pas transparent et ces algorithmes peuvent évoluer à travers le temps - on a vu l’exemple de Facebook, et son changement de modération après l’élection de Trump. L’algorithme est programmé malgré nous, or, il serait intéressant de comprendre les paramètres pris en compte et de pouvoir jouer dessus.

De plus, les algorithmes ont tendance à nous conforter dans nos opinions. Ne faudrait-il pas nous pousser des opinions divergentes pour montrer qu’elles existent ou a minima nous laisser la main pour la paramétrer ? Je ne suis pas là pour trancher mais ces débats ne sont pas posés. Parmi les programmes des élections législatives de l’année dernière, aucun n’interrogeait la société que l’on souhaite construire, avec quels types d’algorithmes, pour quel libre arbitre.

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