
Delphine Horvilleur est l’une des trois femmes rabbins de France. Elle incarne l’idée d’un monde en transition entre tradition et modernité. Nous l’avons rencontrée pour parler de la peur du changement dans une société à la frontière entre deux mondes.
DELPHINE HORVILLEUR : Nous sommes à une époque particulière souvent perçue comme un temps de peur. Une citation très juste du philosophe Antonio Gramsci ressort d’ailleurs souvent ces derniers temps : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Elle traduit bien l’époque. Nous sommes dans un clair-obscur, un entre-deux lumières avec des éléments d’un monde familier qui ont partiellement disparu et ceux d’un monde nouveau qui tarde à naître. Cette zone est génératrice d’angoisses particulières.
Elle peut également nous faire penser à ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté » , ce moment où quelque chose de familier a un peu changé et se met à inquiéter. Cette chose devient alors monstrueuse, familière et non familière à la fois, et suscite la peur.
D. H. : Le monstre, comme son nom l’indique, est ce qui se montre, ce qui surgit tout d’un coup. Certains diront que ce sont les monstres de la porosité des identités, de la fluidité, de la mondialisation… toutes ces frontières devenues poreuses sont propices à générer des angoisses particulières. Ce qui se traduit d’ailleurs par une réhabilitation très forte de toutes les frontières : Brexit, nationalismes exacerbés à travers le monde, discours politique prônant le rétablissement de frontières hermétiques…. Tout ceci traduit une peur.
On le retrouve également dans les débats sur le genre. Il y a une nostalgie « du bon vieux temps » où les rôles étaient définis, enfermés dans des frontières très rigides. Mais l’heure n’est plus à la nostalgie, la porosité du monde est là, la question est : « Qu’en fait-on ? »
D. H. : Pour moi les textes donnent des clés de résilience, c’est-à-dire la capacité à nous relever. Les textes sacrés, quels qu’ils soient, parlent constamment de personnages confrontés à des événements dramatiques, traumatisants… et de leur capacité à se relever pour devenir les acteurs de leur destin. C’est ainsi que nos livres nous apportent les recettes pour sortir de ce qui est parfois vécu comme une fatalité. Nos sagesses ancestrales nous donnent les clés pour sortir de cette impuissance qui peut faire peur.
Dans le Talmud, par exemple, il y a cette idée qu’il faut absolument sortir du déterminisme des astres, arrêter de croire que tout y est écrit sous peine de courir au désastre. Je crois que c’est ce que nous avons besoin de cultiver aujourd’hui.
D. H. : Il y a peut-être quelque chose de contradictoire dans ce que je vais vous dire mais dans les textes il est écrit « que rien n’est écrit ». Nos textes n’ont pas fini de parler et ils continuent à être lus, car ils peuvent encore dire des choses à condition que le lecteur soit actif. Il faut accepter que le lecteur ait un pouvoir supérieur à celui de l’auteur car il a le pouvoir de faire dire au texte autre chose que ce qui était l’intention de départ. Une chose qui est d’ailleurs vraie pour les livres en général.
Cela peut paraître malhonnête ou dangereux mais je crois que l’enjeu est d’être suffisamment fidèles aux lectures passées tout en sachant leur être infidèles pour permettre à ces textes de continuer à parler à travers nous. Car chaque lecture a lieu dans un contexte inédit (social, technologique, politique, culturel…) qui appelle son interprétation. Ce travail créatif d’interprétation peut également nous aider à sortir de la peur qui nous pousse souvent au pire repli sur soi, et à nous contenter de redites.
D. H. : Notre idée était de réintroduire de la complexité dans nos identités. Depuis quelques années, avec le repli communautaire, beaucoup de gens ont fini par se convaincre qu’ils se résumaient à un élément de leur identité comme s’il n’y avait qu’une seule façon correcte d’être musulman ou juif. Nous avons voulu réintroduire la complexité de nos identités dans le débat pour rappeler que ce que l’on partage est bien plus grand qu’un groupe d’appartenance.
Nous avons eu la chance d’étudier ensemble des textes en lecture croisée entre la Bible et le Coran. C’est une richesse incroyable d’être capable de lire le texte de l’autre, de ne pas simplement le percevoir comme une menace pour son identité et pour son groupe mais comme une visite qui va nous aider à enrichir notre connaissance de nos propres maisons, de nos propres familles.
D. H. : Cette libération de la parole des femmes est un phénomène extraordinaire et nécessaire. Nous vivons la possibilité historique d’imaginer un renouveau sur la dignité de chacun. Le souci est de savoir comment nous allons faire en sorte que cette libération de la parole n’enferme personne dans un statut de victime avec parfois une certaine forme de jouissance dans la dénonciation.
Il faut au contraire imaginer comment cette libération extraordinaire de la parole va pouvoir activer quelque chose de positif pour tous. C’est une opportunité inédite à condition de ne pas transformer cette libération en guerre.
J’exerce moi-même un métier qui a pendant longtemps uniquement été exercé par des hommes. Et je vois aujourd’hui la force de l’accès des femmes à la lecture et à l’interprétation des textes religieux. Elle ne réside pas simplement dans le pouvoir conféré aux femmes, mais dans la reprise de la parole par tous. Cette ouverture donne la possibilité de faire parler la tradition autrement. Lorsque les femmes lisent ces textes, ce n’est pas juste leur voix que l’on entend, c’est aussi la voix des hommes que l’on entend différemment. L’enjeu n’est pas uniquement dans la parité, il est d’enrichir toute une tradition au service de tous.
Rachid Benzine : "Il y a aujourd'hui des assignations communautaires religieuses" #le79inter pic.twitter.com/WhDw8bje6s
— France Inter (@franceinter) December 25, 2017
D. H. : Je me méfie des clichés qui consisteraient à dire qu’une femme, par essence ou par nature, serait plus empathique, plus à l’écoute, plus douce… Cela est aussi vrai chez certains hommes et faux chez certaines femmes. Encore une fois, je pense que le bénéfice de faire entrer les femmes dans des lieux où elles n’étaient pas, représente une opportunité pour que la parole change pour tous et que les attributs du féminin comme l’empathie, la douceur, la relation, la capacité d’écoute… soient portés par tous et non juste les femmes.
L’autre élément qui me semble urgent est la réhabilitation des valeurs de l’universel et de l’universalisme. Il faut se méfier de ce communautarisme qui nous enferme. Il tend parfois à nous suggérer que seules les femmes comprennent les femmes, que seuls les Juifs comprennent les Juifs, que seuls les gays comprennent les gays, etc. Cette idée pourrait créer une forme d’empathie exclusive pour son groupe ou une forme de narcissisme identitaire. Je pense qu’il est extrêmement important de réhabiliter l’universalisme, c’est-à-dire la capacité humaine à être empathique pour un autre qui ne nous ressemble pas. Le féminisme n’est pas un combat des femmes tout comme l’antisémitisme n’est pas un combat des Juifs, etc. Il est extrêmement important de pouvoir réhabiliter une capacité empathique qui dépasse nos affiliations et nos entités personnelles.
Participer à la conversation