Entre vision alchimique et Facteur Cheval, La Demeure du Chaos impose thierry Ehrmann, son auteur, comme l’un des artistes les plus dérangeants d’aujourd’hui, et qui rend fou son voisinage villageois. Par Marie-Claire de Lavenère.
Comme dans un vaste chantier de ferrailleur, plus de 4 500 œuvres rouillent en plein air, se patinent au feu du soleil : des IPN d’acier, des barils taggués, des câbles rampant sur lesquels un hélicoptère éventré gît, des carcasses calcinées. Dans une mare rouge, un crâne baigne dans son sang, et peints sur tous les murs, des portraits des grands acteurs de notre temps – dictateurs sanguinaires, entrepreneurs aux appétits sans bornes, penseurs, chercheurs… –, nous regardent, en pleine face, comme si le lieu entier ne puisait sa matière, noire, très noire, que dans le réel.
Éparpillés sur tout le site, des écrans chuchotent, en boucle, « demeure du chaos, miroir de notre monde ». Dans une rage adolescente, partout, des formules lapidaires : « Le mal vient de ce que l’homme se trompe au sujet du bien », « La conformité tue l’esprit », « Crée comme un Dieu, ordonne comme un roi, travaille comme un esclave », « We do not forgive, we do not forget », « Love is like punk, not dead »…
Le propriétaire des lieux, thierry Ehrmann, (thierry sans majuscule, pour inviter, peut-être, à l’indispensable travail de l’ego), est un personnage résolument hors norme : artiste plasticien, libre penseur, poète ténébreux, il est aussi président et fondateur de la holding du Groupe Serveur et de sa filiale Artprice, plate-forme en ligne qui établit la cotation de l’ensemble des artistes contemporains. Ce dernier point le consacre comme l’une des plus confortables fortunes de France. « Ses entreprises sont pour lui une manière baroque d’être à l’intérieur du monde, à la façon d’un marginal inclassable, un pied dehors, un pied dedans, et plus prosaïquement de financer assez librement toutes ses fantaisies », peut-on lire dans le livre La Demeure du Chaos. Opus IX, Révélation.
Né dans une famille d’industriels, thierry Ehrmann a revendu l’entreprise familiale dont il était légataire pour plonger dans l’univers hermétique de l’alchimie. Disciple de Fulcanelli, célèbre maître du XIXe siècle, thierry Ehrmann veut accomplir son « grand œuvre » : transformer son plomb en or. Pourtant, quand il acquiert la demeure en 1990, il y installe simplement son siège social. Il attendra neuf ans avant de transformer radicalement ces 9 000 mètres carrés.
Aujourd’hui, il propose aux quelque 120 000 visiteurs qui y pénètrent gratuitement chaque année le premier choc initiatique : celui qui nous confronte à la noirceur de la matière brute, l’œuvre au noir, première étape de l’œuvre alchimique qui en compte trois. Et l’on réalise alors que dans ce fatras postindustriel, ce remix d’un facteur Cheval dont l’art brut et naïf serait devenu punk et anarchiste, se cachent des structures plus traditionnelles. Et toutes les sculptures réalisées par thierry Ehrmann lui-même sont porteuses de cette signification ésotérique. C’est le cas de ses neuf vanités monumentales conçues avec le sculpteur Christian Maas. Sur chaque crâne est gravé un sceau à déchiffrer, et tous sont positionnés, dit-on, sur des courants telluriques. Ils sont également connectés afin de collecter des data et de surveiller l’activité du site.
Cet article est paru dans la revue 12 de L’ADN : Ordre et Chaos. A commander ici.
À LIRE
thierry Ehrmann, La Demeure du Chaos. Opus IX, Révélation, Musée L’Organe, 2013.
À VISITER
La Demeure du Chaos, Musée d’art contemporain, 17 rue de la République, 69270 Saint-Romain-au-Mont-d’Or
Participer à la conversation