photo dun groupe de jeune des annees 70 ils sont assis sur des escaliers

Plongée dans les secrets de la presse underground

Modèle indépassé d'une presse pop-libertaire, stylée, hypercurieuse, Actuel (1970-1994) a inspiré plusieurs générations de journalistes. Patrice Van Eersel nous livre les secrets de fabrications du magazine de feu Jean-François Bizot.

L’orage grondait sur Saint-Maur-des-Fossés quand j’arrivai face au portail de l’hôtel particulier qui abritait feu le magazine Actuel, icône de la contre-culture et de la presse underground des années 1970, 1980 et 1990. « J’arrive tout de suite », annonce Patrice Van Eersel au bout du fil. Le battant s’ouvre sur le journaliste qui vient de faire paraître un livre sur ses vingt ans passés à la rédaction, de 1975 à 1995 : L’aventure d’Actuel telle que je l’ai vécue. Il habite encore au même endroit. Cinq minutes plus tard, mon imper’ sèche et deux thés verts fument sur la table de la cuisine. L’orage tonne encore. Un an pour écrire ce livre,  « le plus rapide de ma vie » , précise Patrice Van Eersel. Il raconte l’histoire de ce magazine qui avait juré de se renouveler toujours, en résistance contre les idéologies dominantes.
Vouloir changer sans cesse, n’était-ce pas une promesse impossible à tenir ?

PATRICE VAN EERSEL : Pour durer, il aurait fallu accepter les sujets marronniers : les francs-maçons, les secrets du cerveau, les divers classements... Nous, nous étions en guerre contre cela. Mais aussi sur la maquette, nous voulions nous renouveler à chaque numéro. Le génie de Bizot a été de mélanger des journalistes, des photographes et des gens passés par la pub, comme Émile Laugier. Bizot donnait à tout le monde une importance égale. Mais à la longue, c’est un piège. Ce n’est pas possible que le fond et la forme soient totalement nouveaux à chaque numéro. Pour survivre, il aurait aussi fallu que Bizot se consacre à son rôle de patron de presse, qu’il n’aille plus lui-même en reportage... En fait, qu’il désire une réussite commerciale tout court. On peut lire son histoire à Actuel comme un sabordage permanent. Il avait déjà mis fin à la première période du magazine, de 1970 à 1975, car il trouvait que le journal ne se renouvelait pas, alors même que nous gagnions de l’argent ! Durant la seconde période, de 1979 à 1994, éditorialement, il prenait tous les risques. Il disait : « On ne fait pas de sa vie un fromage. » Il ne voulait pas se retrouver comme un rat trop à son aise dedans.

Dans un titre de chapitre, vous prenez la métaphore de M. Réel, « Cours camarade, M. Réel va plus vite que toi »...

P. V. E. : M. Réel, c’est un paradoxe. Nous voulions voir la réalité sans filtre, mais c’est impossible. Nous possédons tous en nous une idéologie inconsciente. Nous avons tous grandi dans des croyances, dans l’idée républicaine, marxiste... Moi, j’ai grandi dans les idées cathos qui venaient de mon père, qui est d’ailleurs devenu anarchiste à la fin de sa vie. Cela dit, il faut placer Actuel sur le terrain de la résistance aux idéologies. Cette résistance tient à l’équipe et d’abord à Jean-François Bizot et à Michel-Antoine Burnier, le rédacteur en chef. Ces gens bénéficiaient d’anticorps contre les systèmes d’idées du fait de leur personnalité contradictoire. Bizot venait d’une famille d’industriels très puissants et très riches, et il avait hérité d’une immense fortune [qu’il investit en grande partie dans le journal, NDR]. Et même s’il a été attiré très jeune par le surréalisme et l’extrême gauche, il n’était pas con au point de rejeter tout ce que ses ancêtres avaient fait de génial. Burnier, lui, était né dans une famille très catho, avec un père notaire. Mais dès qu’il a pu, il s’est épris de l’existentialisme de Sartre et de la cause algérienne. Il est entré dans le réseau Jeanson, qui soutenait le FLN. Les deux têtes pensantes d’Actuel étaient ainsi capables, dans le contexte de Mai 68, de se méfier des germes de totalitarisme chez les militants marxistes-léninistes, bolcheviques, maoïstes.

Comment Actuel se positionnait-il dans le contexte idéologique des années 1980 ?

P. V. E. : En France, à cette époque, ça bouge très fort. Nous voyons émerger les nouveaux philosophes : the French new philosophers, dont BHL et André Glucksmann. Et ça faisait la une de Time. Ces penseurs affirmaient que les totalitarismes du xxesiècle, le stalinisme et le nazisme, avaient pour origine la Terreur française. C’est-à-dire la terreur matérialiste, non religieuse, inventée en 1789. Au même moment, Mitterrand réussit à se faire élire. À Actuel, nous subissions ces basculements idéologiques. Moi-même, je réalise que j’avais fait de la propagande sans m’en rendre compte. Et donc, notre credo principal, quand nous relançons le journal en novembre 1979, était d’aller voir le monde nous-mêmes, avec notre chair, en reportage. Léon Mercadet, mon copain de toujours, est retourné au Japon et à Cuba, mais sans les gens et l’organisation de la IVeInternationale trotskiste comme lors de ses précédents voyages. Pour lui, ça a été un choc.

Quand vous partez aux quatre coins du monde, qui sont vos guides spirituels, vos inspirateurs, vos précurseurs ?

P. V. E. : Les copains d’Actuel disaient que le journalisme était trop parti dans le sens de l’économisme ou de la sociologie. Aujourd’hui, un article ressemble presque à un abstract d’études socio-économico-je-ne-sais-quoi. Nous, nous voulions revenir vers la littérature. Nous nous revendiquions de Balzac. La Comédie humaine, qu’est-ce d’autre qu’un énorme reportage fictionnel sur la France au xixsiècle ? Nous nous revendiquions d’Albert Londres, de Joseph Kessel, de Zola, de l’écrivain américain Tom Wolfe, du journaliste Hunter Thompson. De ces gens qui cherchent le réel au plus près. Notre démarche revenait même à la pensée de Bergson, qui dit que l’art offre à voir le monde sans filtre.

Vous racontez comment toute l’équipe d’Actuel collaborait à l’écriture des articles.

P. V. E. : Bizot avait réussi à créer un intellectuel collectif, c’est-à-dire un groupe de gens qui optimisent leur créativité ensemble. À nos retours de voyages, nous arrivions devant les copains, et nous racontions. Et l’histoire s’éclairait. Burnier était très bon pour ça. Il disait : « Mais c’est comme ça qu’il faut que tu l’écrives. Comme tu viens de nous le dire. Putain, dommage, personne n’a enregistré. » L’article était collectif dès le début. Puis, lors de la relecture, nous nous critiquions toujours les uns les autres. Bizot me barrait ma profusion d’adjectifs, bâtissait à nouveau mes phrases, rayait mes verbes être, avoir, faire. Bizot lui-même se faisait reprendre. Parfois, il écrivait de minuit à 4 heures du matin, et rendait un article de 40 feuillets. Les copains lui disaient : « Mais attends mec, t’es prévu sur 6 pages et il en faudrait 12, là. » Souvent, Burnier en personne, très carré dans son style jardins à la française, avait l’autorité de lui dire : « Ça on coupe, ça on le mettra dans un autre article. » Rambaud [prix Goncourt 1997, pour son roman La Bataille, NDR] réécrivait carrément Bizot, qui lui faisait la tronche pendant un jour ; et puis il reconnaissait que c’était mieux ainsi.

Vous dites avoir approché pour la première fois « M. Réel » lors d’un trip à la psilocybine, la molécule des champignons hallucinogènes. Les drogues servaient-elles votre pratique journalistique ?

P. V. E. : Il faut n’avoir jamais pris d’hallucinogènes pour imaginer qu’ils vous détachent du réel. Au contraire, ils vous le montrent sans filtre si c’est un bon trip. Quant à la marijuana, j’ai appris à Actuel à en fumer comme on boit un bon bordeaux. Au moment idéal. Le THC rend créatif celui qui a fait des efforts au préalable. Donc, pour un article, vous amassez une documentation conséquente, réalisez l’enquête, faites le plan et commencez à écrire… Tout cela sans marijuana. Et seulement là, vous vous en roulez un beau, de bonne qualité. Et alors vous vous sensualisez dans l’écriture, vous vous humanisez, vous vous rendez compte de nouvelles évidences. Mais le THC dans les synapses, ça abrutit aussi celui qui le bouffe n’importe comment. C’est la fameuse histoire du gars qui va au ciné et raconte : « Ah, le début du film était d’un chiant… mais d’un chiant ! Au point qu’à un moment donné, on est tous sortis s’en rouler un petit. Et alors la fin est devenue gé-niale ! »


À LIRE

Patrice Van Eersel, L’aventure d’Actuel telle que je l’ai vécue, Albin Michel, 2017.

 

ACTUEL, LA CHRONOLOGIE

Mai 1970 : Premier numéro d’Actuel.

Octobre 1975 : Fin de la première période après 58 numéros.

Tirage moyen : Quelques dizaines d’exemplaires.

 

1977 et 1978 : Publication de deux almanachs annuels d’Actuel.

 

Novembre 1979 : Début de la seconde période d’Actuel.

Mai 1981 : Fondation de Radio Nova par Jean-François Bizot.

Septembre 1981 : Vente record du numéro 21-22, 410 000 exemplaires.

Décembre 1994 : Fin définitive d’Actuel.

Tirage moyen de 200 000 exemplaires.


Cet article est paru dans la revue 12 de L’ADN :  Ordre et Chaos. A commander ici.


Article signé Emre Sari

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