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Économie de l'attention : après l'extractivisme, préparer la sobriété

Avec JCDecaux
© Ryoji Iwata

Dans un monde de surabondance informationnelle, l'attention devient une ressource de plus en rare - et recherchée. Après une approche extractiviste, sommes nous prêts à une approche plus sobre ? Le chemin reste long mais des alternatives se dessinent, entre écologie de l'attention et distraction de résistance.

Être attentif pour être attentionné

C’est l’un de ces double-sens que la langue française affectionne tout particulièrement. Dans le langage courant, « faire attention » peut vouloir dire « être attentif » ou « être attentionné ». Mais ces deux facettes de la notion sont-elles si différentes ? « C’est une problématique sémantique vraie en français, beaucoup moins chez les Anglo-Saxons. Ils utilisent deux termes différents qui n’ont ni le même sens ni la même origine : caution pour le premier et care pour le second », explique Frédéric Lecourt, cofondateur et directeur de création de Les Sismos. Dans son studio spécialisé dans le « design with care », les designers ont préféré le terme anglo-saxon. « Il englobe le soin, l’idée d’essayer de réparer quelque chose, le bien-être et la notion d’être attentif dans une symétrie des attentions, une réciprocité. »

Stéphane Hugon, sociologue et cofondateur du cabinet Eranos, a lui aussi recours à la réciprocité de la notion d’attention. « On a tendance à définir l’attention comme une relation unique, la capacité d’un émetteur à toucher un récepteur. C’est quelque chose de descendant, avec une dimension de prédation. D’ailleurs, le vocabulaire est martial : on parle de cible, il faut “capturer” l’attention. » À cela, il oppose une attention « bijective, une co- construction. Il y a une proposition de l’émetteur et une disposition du public à accorder son attention. On sort d’une dimension martiale pour entrer dans une dimension sociale. » Si les deux notions de l’attention sont distinctes, elles sont tout de même intimement liées par un mécanisme de bascule : pour être attentionné, il faut être attentif. « Quand quelque chose vous irrite, vous agresse ou vous maltraite, vous aurez tendance à renvoyer le même type de traitement. Plus on sait écouter, meilleur communiquant on devient », tranche Frédéric Lecourt.

L’économie extractiviste de l’attention

Un positionnement clair, pourtant délaissé par une grande partie des acteurs de l’économie de l’attention. Cette branche des sciences économiques et de gestion repose sur l’idée, émise dès 1971 par Herbert Simon, que dans un contexte de surabondance informationnelle, l’attention est une ressource rare. Conséquence : l’attention est aujourd’hui monétisée (on se rappelle alors cette célèbre phrase dans les années 2000 « ce que nous vendons à Coca-Cola est du temps de cerveau disponible » ) et sa rareté en fait une ressource à extraire. Pour capter de manière massive cette précieuse attention, les diffuseurs fabriquent leurs outils de manière à exploiter nos réflexes naturels. C’est ce qu’on appelle la captologie, soit un design comportemental pour rendre les technologies plus persuasives. Ainsi, les réseaux sociaux font appel à des mécanismes qui agissent sur notre système de récompense : notifications, likes, scroll infini… Les publicitaires, eux, jouent sur notre système d’alerte. « C’est de la publicité avec un son plus fort, un pop-up qui surgit, une publicité placée au milieu d’un film… c’est une intrusion, une saillance, et c’est violent », souligne Stéphane Hugon.

« On est encore des hommes préhistoriques », rappelle Frédéric Lecourt. « Nos cerveaux sont les mêmes qu’il y a 70 000 ans. Ce qui veut dire qu’ils sont toujours câblés pour répondre à des stimuli : nous sommes friands d’informations pour sécuriser nos réseaux, nos connaissances, pour nous hisser dans la hiérarchie sociale. 80 % de nos décisions sont prises en mode réflexe et ne passent pas par le raisonnement. On est donc impuissants face à un outil très performant pour nous capter. » Même analyse du côté de Stéphane Hugon : « Une grande partie de notre attention se fait à notre corps défendant et nous est imposée par réflexe. »

Écologie de l’attention

En 2013, la Silicon Valley, championne de l’économie de l’attention moderne, fait – en partie – son mea culpa. Précurseur de ce grand mouvement de remise en question : Tristan Harris. En 2013, alors qu’il est éthicien du design chez Google, il publie une présentation intitulée A Call to Minimize Distraction & Respect Users’ Attention ( « Un appel à minimiser les distractions et à respecter l’attention des uti- lisateurs » ). Il y dénonce les techniques des GAFAM pour capturer notre attention et les accuse de « pirater nos cerveaux » pour voler notre temps. La conversation devient mondiale. En 2015, Tristan Harris quitte Google et fonde l’organisation Time Well Spent, renommée plus tard Center for Humane Technology. Son ambition est de renverser la crise de l’attention numérique. En 2020, le documentaire Derrière nos écrans de fumée, sorti sur Netflix, achève de porter ce sujet à la connaissance du plus grand nombre. Si le mouvement est louable, il est suivi d’assez peu d’actions tangibles. « Les acteurs n’ont aucune raison de se tirer une balle dans le pied », résume Frédéric Lecourt. Il a lui-même travaillé auprès d’opérateurs téléphoniques pour essayer de mettre en place des systèmes de protection à destination des jeunes utilisateurs – en vain.

Reste, en réponse au modèle extractiviste de l’économie de l’attention, une pensée de l’écologie de l’attention qui se développe. « Les marques entrent dans une transformation par laquelle elles s’engagent à ne pas être dans une démarche d’extraction des ressources. Ici, l’attention peut être considérée comme une ressource de notre environnement social », propose Stéphane Hugon. En adoptant cette approche de « modération, justesse, équilibre », les entreprises remettent la « qualité relationnelle » entre l’annonceur et son public au cœur de la démarche, explique le sociologue. Quid de la sobriété, mot éminemment à la mode de l’écologie ? « On n’en est pas encore là », reconnaît-il. Frédéric Lecourt préfère quant à lui la notion d’hygiène numérique. « Il y a une question de santé, et il y a un manque de soin. La santé mentale des jeunes est catastrophique et ces outils, ainsi que la captation de l’attention, y sont pour beaucoup. Quand vous passez votre temps à suivre des influenceurs, vous perdez confiance en vous mais aussi votre capacité d’agir. »

S’il existe une écologie de l’attention, alors l’attention peut être abordée comme un bien commun. « L’attention repose sur une dimension cognitive individuelle, mais si on sature la capacité individuelle, on fragilise le lien social, défend Stéphane Hugon. Le pourrissement de l’espace digital produit une atomisation sociale. Nous sommes incapables de rencontrer l’altérité et cela crée des conflits sociaux. »

En défense de la distraction

Alors, que faire ? Pour défendre notre attention commune, le chercheur et philosophe Yves Citton, auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), nous invite à la distraction. « J’aime à retourner les choses comme suit, écrit-il dans un essai en 2018 : s’il y a une crise aujourd’hui, ce n’est pas tant une crise de l’attention, mais une crise de la surconcentration, un excès de concentration. Il serait bon de tenter d’être plutôt un peu plus distrait face aux injonctions qui nous viennent du haut – des injonctions économistes qui nous conduisent à négliger les évidences écologiques. »

La nouvelle génération adopte quant à elle une approche plus active de détournement des mécanismes de captation, remarque Frédéric Lecourt. Via une pratique baptisée « algospeak » , les internautes remplacent des lettres par des chiffres, des mots par d’autres et déjouent les codes pour ne pas être repérés par l’algorithme. « Ils hackent le système, le contournent. C’est une résistance, une lutte contre ce que certains vivent comme une manipulation. » Divaguer ou échapper à la surveillance pour libérer son attention… « La ruse est la liberté », lance Stéphane Hugon.


Cet article est issu d'un numéro hors série "En quête d'attention", co-créé avec JCDecaux. Pour télécharger la version complète, rendez-vous sur ce lien : https://www.jcdecaux.fr/annonceurs-agences/la-communication-exterieure/au-coeur-de-lattention

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