Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury trace dans cet entretien les contours d’une définition de l’indépendance. Rencontre.
Se sentir indépendant c’est avoir le sentiment de ne pas être assujetti à l’arbitraire de l’autre.
Quelles sont les valeurs propres à l’indépendance, à l’échelle individuelle comme collective ?
CYNTHIA FLEURY : L’indépendance, si l’on veut la définir de façon stricto sensu, n’existe pas : nous sommes en interdépendance, d’abord au niveau de nos subjectivités mais également au niveau des relations avec le vivant. Il n’y a pas de contrat social sans services écosystémiques : ce lien avec le vivant est constitutif des sociétés.
Maintenant, quand on parle d’indépendance dans un sens plus symbolique, on veut témoigner d’une possibilité d’autonomie ( « je suis agent de ma vie » ) ; la notion d’indépendance résonne également avec celle de souveraineté ( « je ne suis pas assujetti » ), ou encore avec celle de responsabilité ( « je m’affranchis de la tutelle de mes parents, mais également de leur protection » ).
Il y a tout un spectre de notions qui renvoient à une conscientisation de sa non-soumission. Si l’on se dit indépendant, c’est que l’on ne se situe pas dans le cadre de rapports de force problématiques pour soi, mais relativement égalitaires. Se sentir indépendant, c’est avoir le sentiment de ne pas être assujetti à l’arbitraire de l’autre. C’est une protection contre la toute-puissance des autres, et non un sentiment d’être soi-même tout- puissant. Durkheim a très bien vu ce paradoxe entre les sociétés plus primitives et les modernes. Le sentiment d’indépendance ou d’autonomie grandit avec le sentiment d’individuation, et non parce qu’il renvoie à un manque de socialisation.
C’est une protection contre la toute-puissance des autres, et non un sentiment d’être soi-même tout- puissant.
Comment résonne cette notion aujourd’hui ?
C. F. : Il y a eu des vagues successives de tentatives d’indépendance collective (politique, sociale, culturelle). Aujourd’hui les perspectives ont évolué sur ces différentes vagues : les courants des post-colonial studies, des subaltern studies, des multicultural studies apportent un point de vue critique sur une indépendance plus ou moins réelle, ou manquée. Cela fait aussi partie d’ailleurs de l’indépendance que de pouvoir formuler un regard profondément critique sur ce qu’elle a manqué. Interroger les conditions réelles (et non strictement symboliques ou formelles) de cette indépendance renvoie par exemple à cette notion essentielle des capabilities développée chez Amartya Sen, Martha Nussbaum, ou encore Elinor Ostrom. L’individu se ressent indépendant lorsqu’il pense qu’il peut avoir une utilisation capacitaire, bénéfique, émancipatrice du rhizome relationnel qui l’environne. Or, si nous sommes tous assez conscients des « réseaux » dans lesquels nous sommes imbriqués, nous n’avons pas nécessairement un « usage » créateur de nouveaux possibles pour nous. Les grands mouvements sociaux, type Occupy, rappellent cette vérité des 99 % exclus d’un sentiment capacitaire de présence au monde. Avant l’indépendance, le premier ressenti reste celui de la confiscation des richesses et des ressources existentielles, pour ces populations, qu’elles soient occidentales ou liées aux pays émergents ou en développement.
En cela, le numérique ne propose-t-il pas un modèle contradictoire : entre les idéaux d’indépendance des pionniers de l’Internet et les modèles actuels de concentration et de surveillance ?
C. F. : L’idéologie libertaire de neutralité (au sens d’impartialité, de non-marchandisation, de partage de la connaissance et d’ouverture) subsiste chez certains, mais la réalité d’Internet est grandement celle de la marchandisation et de la privatisation. Néanmoins, aujourd’hui, l’émergence d’une société civile de la tech – une civic tech – prouve qu’il y a ce souci de plates-formes qui maintiennent un certain type d’usage éthique (sur le traitement des données ou encore l’open data, les Creative Commons). Cela repose sur l’idée d’avoir accès à la définition d’une règle commune, sans parler d’un accès au code source. Il y a une barrière technologique assez forte tout de même pour expérimenter cette civic tech. Mais, si l’on regarde les potentialités de la blockchain, le caractère de censorship resistant est déterminant. L’indépendance peut également renvoyer à des expériences plus alternatives, de décroissance, de frugalité : non pas se couper de la société mais d’un mode de consommation jugé aliénant. En somme, acquérir son indépendance par une forme de retrait : toutes les structures alternatives tentent cette rupture-là. Tous ceux qui s’intéressent à l’indépendance de façon un peu sérieuse se trouvent confrontés à la question du changement de paradigme.
L’indépendance peut également renvoyer à des expériences plus alternatives, de décroissance, de frugalité : non pas se couper de la société mais d’un mode de consommation jugé aliénant.
Les avancées technologiques comme l’intelligence artificielle sont-elles susceptibles de rendre l’homme plus indépendant, en le libérant de certaines tâches ?
C. F. : L’IA est très paradoxale aussi : non encadrée par des choix politiques de régulation et de transparence, elle risque de ne pas servir les idéaux de l’émancipation sociale et individuelle. À l’inverse, bien encadrée éthiquement et politiquement, elle peut contribuer à un nouvel âge de l’indépendance. Mais ne nous leurrons pas. Derrière l’IA, il y a un phénomène de convergences de techniques et de financements très important, et pour lesquelles la question de la rentabilité est essentielle, donc la question de la confiscation, de l’organisation de la rareté de la ressource, et d’un accès discriminatoire. Il faut investir massivement sur l’IA, mais de façon publique ou sous la tutelle du public. Or les universités publiques, ou la recherche publique, manquent de moyens. L’avenir de la démocratie est inséparable d’un contrôle politique et éthique de cette articulation cognitive entre l’artificiel et le réel.
Il faut investir massivement sur l’IA, mais de façon publique ou sous la tutelle du public.
Le changement de paradigme que vous évoquez n’est-il pas à envisager également au niveau des relations que nous entretenons avec le vivant ?
C. F. : Aujourd’hui des recherches conséquentes sont menées pour montrer que l’homme n’accède à une juste conscience de lui-même qu’à la condition de prendre en compte sa relation au vivant en général. On parle alors de biophilie. La santé nous donne quantité d’exemples autour de cette nécessité d’établir un rapport biophysique harmonieux entre l’homme et la nature. Prenons simplement l’exemple du microbiome. Du côté de la science, le courant biomimétique est également très important. Et puis, nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de contrat social sans accès équitable aux ressources naturelles. Tous les conflits sont liés à l’appropriation des ressources rares, ce sont là des enjeux vieux comme le monde. Notre agenda universel, géopolitique, témoigne d’un souci de la nature, mais en réalité, la chose reste communicationnelle, pas assez transformatrice, ce qui est décevant et dangereux pour la pérennité des sociétés démocratiques.
L’idéal d’indépendance est-il toujours lié à celui de devenirs minoritaires ?
C. F. : Si l’on regarde la définition kantienne, l’indépendance est une « sortie de l’état de minorité ». En ce sens, désirer l’indépendance, c’est prendre un risque, dépasser sa peur. Cela ne signifie pas, pour autant, que les minorités actives ne travaillent pas à l’idéal d’affranchissement et d’indépendance. Elles sont même déterminantes dans ce processus. Mais la « véritable indépendance » relève d’un rapport de force, plus égalitaire, avec la majorité.
PARCOURS DE CYNTHIA FLEURY
Philosophe, elle dirige la chaire de philosophie à l’Hôpital Hôtel-Dieu de Paris. Elle est aussi professeure à l’American University of Paris. Elle travaille sur les outils de la régulation démocratique. Également psychanalyste, Cynthia Fleury a notamment publié : La Fin du courage. La reconquête d’une vertu démocratique (Fayard, 2010), Les Irremplaçables (Gallimard, 2015), Dialoguer avec l’Orient. Retour à la Renaissance (CNRS éditions, 2016), et (dir. avec Anne-Caroline Prévot) Le Souci de la nature (CNRS éditions, 2017).
Un article paru dans le hors-série "L'indépendance", réalisé en partenariat avec DPS &CO.
Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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