
Ils sont de plus en plus nombreux à se filmer en train de déballer leurs courses du quotidien. Un format qui cartonne et qui en dit long sur le mode de vie des jeunes.
Souvenez-vous, les “hauls” ! Ces vidéos popularisées par les youtubeuses des années 2010. On les regardait se délecter de déballer leurs achats réalisés au centre commercial, ou livrés chez elle – le plus souvent il s’agissait de vêtements ou de produits de beauté. Quinze ans plus tard, les tiktokeuses (beaucoup sont des femmes), déballent toujours. Mais la nature des produits a bien changé : boîtes de conserve, pains au chocolat ou barquettes de poulets le tout déniché chez Lid, Leclerc ou Carrefour… Ces « haul courses » qui cartonnent (entre plusieurs dizaines et centaines de milliers de vues sous chaque vidéo) témoignent du passage à l’âge adulte de la GenZ et disent parfois, en creux, la précarité de cette classe d’âge.
Rêves d’autonomie et d’indépendance financière
« Cette fois on est allés chez Leclerc pour tester parce que tout le monde nous a dit que c’était moins cher, explique Margaux, carré blond et air atterré sur le visage. Franchement on est trop vénères (…) les prix, c’était exorbitant. Je dis bien : exorbitant. On en a eu pour 60 euros, on n’a pas de viande, pas de légumes. » Dans les commentaires de cette vidéo visionnée par plus de 26 000 utilisateurs, les internautes partagent leur désarroi : « Ben oui 60 euros, on a rien : c’est pas nouveau », commente l’une. « Quand je dis que Leclerc est cher », abonde une autre. Si beaucoup témoignent de modes de vie plutôt frugaux (85 euros par mois pour se nourrir pour l’une, 100 euros mensuels pour une autre), certains au contraire, font étalage de leur pouvoir d’achat. « Ohlala, je rentre des courses, j’en ai eu pour 340 euros. C’est les deuxièmes plus chères de ma vie », se vante par exemple Anaïs, lunettes de soleil sur le visage, sac à main clinquant dans les bras et ongles manucurés.
« J’ai remarqué que chez certaines personnes, il y avait une fierté de montrer que l’on peut s’acheter des courses dans le contexte actuel d’inflation et de crise économique, observe Illyes, un créateur de contenu de 25 ans, qui partage lui aussi ses « haul courses » sur la plateforme. C’est une manière de donner envie, surtout à la fin du mois, quand on sait que c’est plus compliqué pour la plupart des gens de dépenser beaucoup d’argent. »
Faire ses courses serait-il devenu un signe extérieur de richesse scruté par tous, comme une virée shopping autrefois ? « En tout cas, les "haul courses" ont toujours très bien fonctionné sur ma page », témoigne Héloïse, 23 ans, elle aussi créatrice sur TikTok. Pour Illyes, qui a conscience de contribuer au phénomène, le format exprime un « rêve d’autonomie et d’indépendance financière », qu’il associe au pouvoir d’achat…, donc à la possibilité de dépenser en supermarché.
Précarité des jeunes
Comment expliquer cette « romantisation » d’un mode de vie autrefois considéré comme ordinaire par la GenZ ? Pour Tom Chevalier, chercheur au CNRS et spécialiste des politiques publiques en direction des jeunes, cela peut s’expliquer par le durcissement des conditions de vie pour l’ensemble des Français ces dernières années — subi plus durement par les jeunes, qui ont en moyenne moins de ressources que les autres catégories sociales. « Avec la dégradation du pouvoir d’achat et le marché de l’immobilité grippé, les jeunes les plus fragiles ont été particulièrement touchés », explique-t-il.
« Les plus jeunes ont aujourd’hui plus de difficultés à s’insérer professionnellement, ajoute Anne Brunner, directrice des études de l’Observatoire des Inégalités. En 2010 le chômage des jeunes a augmenté et aujourd’hui, 60 % des jeunes non-diplômés ont de grandes difficultés à obtenir un emploi stable. On peut en déduire que c’est une catégorie sociale particulièrement précaire, même si de nombreuses études montrent que cette précarité ne date pas d’hier. » Certains travaux ont même théorisé « le désavantage des jeunes générations », notamment par rapport à celles du baby-boom, mieux insérées sur le marché de l’emploi et mieux rémunérées. Autrement dit, faute de perspectives, la GenZ risque de rêver de paniers de courses encore un moment.
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