
Abondance informationnelle, polarisation des opinions et technologies immersives : nos repères sont reconfigurés. Comment partager un monde commun quand le vrai et le faux se disputent notre attention ? Lors de la 12e édition des #ConversationsAVenir au Collège de France, chercheurs et experts ont exploré ces bouleversements et esquissé des pistes pour préserver la démocratie.
« Sommes-nous en train de détruire la réalité ? » C'est par cette question, qu'il juge lui-même « relativement inquiétante », que le sociologue Gérald Bronner, professeur à l'Université Paris-Sorbonne, ouvre cette 12e édition des Conversations d'Avenir. Une inquiétude partagée, rappelle-t-il, par les plus grandes institutions internationales. Citant le rapport 2024 du Forum économique mondial, il assène une première donnée choc : la désinformation constitue désormais le risque principal à court terme pour l'humanité, avant même les événements météorologiques extrêmes.
Le diagnostic est posé. Dans un monde où les avis s'extrémisent, où les technologies immersives reconfigurent les repères humains et où le récit collectif échappe à tous, la reconstruction d'un socle commun devient l'urgence absolue. Des inquiétudes majeures que la Fondation BNP Paribas et l'Institut Louis Bachelier ont placées au cœur des discussions.
« Apocalypse cognitive »
« Le risque, c'est de continuer à vivre dans la même société, mais plus tout à fait dans le même monde », poursuit Gérald Bronner. En cause, la massification de l'information, qui crée une rareté de l'attention. Un phénomène qu'il illustre par un chiffre vertigineux : « Au cours des deux dernières années, on a tout simplement produit 90 % de l'information sur Terre. » Dans cet océan informationnel, ajoute-t-il, les idées les plus provocantes ou captivantes l'emportent sur les plus justes. Et le sociologue de souligner un effet de loupe qui amplifie les voix les plus extrêmes : « 1 % des comptes sur les réseaux sociaux produisent 33 % de l'information disponible. » Ces « super spreaders », souvent porteurs de radicalité, créent des asymétries de visibilité. De quoi nous faire collectivement basculer dans « l'apocalypse cognitive » (du nom de l'un de ses livres) : soit le moment où la surcharge d'informations force le cerveau à se tourner vers les biais de confirmation et les récits plus simples.
À cela, l'IA n'arrange rien. Les algorithmes ont tendance « à nous enfermer dans nos obsessions », tels des miroirs déformants, analyse-t-il. Pis, la production d'informations par des acteurs artificiels est désormais majoritaire. Au point pour lui d'affirmer que nous ne cherchons plus la vérité, mais le bonheur. Une recherche de confort cognitif donc, qui s'accompagne d'un rejet de toute forme de contrainte. L'identité devient malléable : le virtuel permet de la remodeler. Si bien que pour certains, le corps biologique devient même un obstacle. En témoigne l'exemple cité des « Therians » – ces individus qui s'identifient à des animaux spirituels ou physiques. Gérald Bronner s'étonne d'ailleurs de la surreprésentation des prédateurs parmi les choix d'incarnation : « Il y a beaucoup d'hommes-loups, d'ours, etc., mais il n'y a pas tellement d'hommes-asticots, d'hommes-poules. »
Sans faits communs, pas de destin commun
Première victime de cette fragmentation du réel : la démocratie. « Si nous n'avons pas d'accord sur ce qu'est le réel, sur ce que sont les faits, nous ne pouvons pas convoquer l'intelligence collective », rappelle Gérald Bronner. Car « aucun problème collectif – du réchauffement climatique aux pandémies – ne peut trouver de solution sans un consensus sur les faits ».
Dans le même temps, la confiance dans les institutions et la réalité partagée ne font que diminuer. Élise Hermant, directrice de la communication de BNP Paribas, observe que « les médias grand public, par manque de moyens, se concentrent sur la rentabilité de leur modèle », quitte à délaisser l'enquête approfondie.
Face à ce que Gérald Bronner nomme « le millefeuille argumentatif » que nous proposent les réseaux, la fonction des médiations intermédiaires (journalistes, scientifiques) reste pourtant essentielle. Le sociologue en donne un exemple frappant : « Le 7 janvier 2015 [jour des attentats de Charlie Hebdo], il y avait déjà 26 arguments en faveur de la théorie du complot. Quatre jours plus tard, il y avait plus de 100 arguments. » Sans une base de connaissances partagées, la conclusion est sans appel : « La démocratie est sérieusement menacée. »
Monique Canto-Sperber, directrice de recherche émérite au CNRS, apporte une dimension éthique à cette discussion. Pour elle, l'enjeu n'est pas de savoir si nous vivons dans une simulation, mais de comprendre comment les phénomènes d'immersion affectent notre perception morale. Si le numérique offre un lieu où l'on peut « s'exercer » à des situations complexes, il ne doit pas se substituer à la réalité, un monde dans lequel les conséquences de nos actes sont irréversibles.
Réinventer la délibération collective
Loin de sombrer dans le catastrophisme, les intervenants reconnaissent que la technologie reste un pharmakon – à la fois remède et poison. Axel Dauchez, président de la plateforme Make.org, met en avant l'intelligence collective comme antidote. Il ne s'agit pas de remplacer la démocratie représentative, mais d'utiliser les technologies pour insérer des formes délibératives innovantes. Objectif : « Recréer de la conscience du commun par les gens qui sont concernés par le sujet. » Il prend pour exemple Taïwan, où la ministre Audrey Tang a déployé des outils d'IA pour faciliter la délibération citoyenne. En se concentrant sur des problèmes concrets, les citoyens peuvent expérimenter et construire ensemble des solutions et retrouver ainsi une légitimité démocratique. Pour Axel Dauchez, la technologie doit servir cette délibération à grande échelle.
L'enjeu n'est pas tant de contrôler l'information que de fournir aux citoyens les outils cognitifs pour la déchiffrer, notamment via une éducation renforcée aux médias. Objectif : développer de nouvelles formes de gouvernance, plus adaptées à une pluralité de réalités. Car la démocratie évolue, forcée de naviguer entre des mondes de plus en plus multiples. La conclusion des intervenants est donc pragmatique : puisqu'un accord sur une vision du monde commune semble hors de portée, la solution est de repartir de l'action. C'est en se concentrant sur le « faire ensemble » autour de projets concrets qu'il devient possible de « créer du commun ».
Le combat pour la réalité n'est donc pas une guerre contre le virtuel, mais bien une course à l'armement cognitif, avec l'esprit critique et l'action collective comme seules défenses. À la fin des échanges, une question demeure : faut-il accepter que le commun se construise désormais sur un agrégat de vérités fragiles, et non plus sur un socle universel ? Une seule certitude : l'urgence d'agir ensemble.





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