Un aigle dans le ciel

« Si nous vivons uniquement dans le monde numérique, si nous n'habitons que dans des environnements minéraux, hors-sol, alors tout sera perdu »

© Jean-Marc Rochette / Casterman

L'artiste et auteur de BD Jean-Marc Rochette sait nous transposer dans des univers de science-fiction. Le Transperceneige, c'est lui. Mais aux futurs dystopiques, il préfère nous imaginer connecter à la nature.

C’est l’un des maîtres de la bande dessinée. Inventeur du Transperceneige, train mythique dont l’histoire sera adaptée au cinéma par Bong Joon-ho, Jean-Marc Rochette vit aujourd’hui au cœur du massif des Ecrins, à 1 600 mètres d'altitude. Alpiniste aguerri, il est victime d’un terrible accident à 18 ans qui le défigure et lui donne l’envie de se consacrer à une vie d’artiste. Paru en 2018, Ailefroide, altitude 3954 raconte ce moment charnière, complété depuis par deux autres bandes dessinées, Le Loup et La Dernière Reine, dans lesquelles il développe son lien animiste et animal à la nature. Rencontre.

Quelle sensation vous inspire le monde d'aujourd'hui ?

Jean-Marc Rochette : Nous sommes à la croisée des chemins, à un moment paradigmatique. Le modèle thermo-industriel dans lequel nous vivons depuis deux siècles s’effondre sous nos yeux. La question est ainsi de savoir si nous voulons simplement rafistoler notre société, c’est-à-dire notre relation au monde, ou si nous voulons radicalement changer la donne.

Avez-vous encore foi dans la capacité d’adaptation de l’humanité ?

J.-M. R. : Je ne sais pas mais je crois en l’exemplarité. J’habite dans un hameau alpin dont l’accès est coupé tout l’hiver. Pendant trois mois, je vis avec ma femme, en totale autonomie. Cette vie est possible. Elle n’est pas simple mais je m’attache à être fidèle à mes convictions sans faire de prosélytisme pour tenter de convaincre les autres de faire comme moi. Au contraire, en blessant le moins possible la nature, j’espère renvoyer une image de bonheur qui, par capillarité, peut donner envie aux autres de prendre des décisions similaires. Il faudra néanmoins réaliser un travail sur les récits que nous faisons de nos vies. Par exemple, je donne à manger à mes poules tous les matins, c’est un plaisir inouï, mais dans la tête de beaucoup de gens, cet acte est considéré comme un retour en arrière.

En vous retirant ainsi, pensez-vous lutter efficacement contre le système ? 

J.-M. R. : Je suis très lucide… Je sais que l’exemplarité que je décris est également une manière de fuir. Je me « débranche » du système en sachant que disparaître totalement est impossible. Il y a toujours des cordes de rappel…, comme les impôts ! Je gagne très bien ma vie donc j’en paie beaucoup. C’est très bien, mais cela alimente un système que je combats férocement. Je suis le sucre qui nourrit le cancer ! Je n’ignore pas non plus que la fuite laisse la place aux partisans du récit actuel qui continuent leur marche en avant.

L’écoterrorisme vous semble-t-il une voie pour engager un rapport de force avec le système en place ?

J.-M. R. : Au départ, dans La Dernière reine, Edouard Roux, le protagoniste, était un vrai écoterroriste. Face à la violence humaine et au meurtre du dernier ours des Alpes que je raconte, il tuait des policiers. Mais je me suis rendu compte que s’il faisait cela, il foutrait en l’air son combat… Tuer un policier ne ramènera pas les ours. Il y aura bien sûr des actions écoterroristes à l’avenir, très violentes. J’espère également que l’énergie dépensée dans ces actions se reportera rapidement sur la recherche et le déploiement de potentielles solutions. Plus que tout, j'aimerais que la radicalité écologiste soit positive, tournée vers des alternatives.

Le numérique est totalement absent de vos dernières bandes dessinées. Parmi les alternatives possibles, quelle place tiennent les nouvelles technologies ?

J.-M. R. : S’il s’agit d’évoquer la fuite en avant transhumaniste, les hybridations homme-machine, les intelligences artificielles…, ce sera sans moi ! D’ailleurs, je ne vois pas comment ce scénario pourrait être un projet de civilisation viable, c’est-à-dire qui concernerait toute la population. Je demande même si les GAFAM et les Elon Musk de notre monde ne travaillent pas à sauver les 5 % de la population les plus riches…

Dans La Dernière Reine, Jeanne Sauvage, une sculptrice parisienne, découvre grâce à Edouard Roux, une gueule cassée de la Première Guerre mondiale, ce que peut être un rapport sacré au monde. Sa famille entretient en effet des relations privilégiées avec la nature, les animaux et surtout les ours qu’elle protège de génération en génération. Avez-vous un tel rapport sacré à la nature ?

J.-M. R. : Oui, je suis spinoziste quand il dit Deus seu Natura, autrement dit « Dieu, c’est-à-dire la Nature ». C’est ma voie, mon viatique. Je suis dans un rapport spirituel au monde, sans qu’il ne soit question de religion. Je crois que la nature renferme une forme de magie, une puissance immanente qui est bouleversante. Si nous revenons à la question philosophique de savoir si l’esprit naît de la matière ou inversement, je crois que c’est l’esprit qui naît de la matière. Quand je suis en montagne, je vois la roche mais je ressens un esprit, une beauté. Et soyons clairs, cela ne vient pas de moi. Je ne suis pas celui qui ressent la beauté. La beauté existe, que je sois là ou non. Elle est comme contenue dans la montagne. Mes propos provoquent parfois de l'incompréhension car ils entrent en contradiction avec le matérialisme qui régit tout notre monde. Or, je pense que l’être humain a une fonction de jouisseur métaphysique. Il est sur Terre pour profiter du miracle de l'Être. S’il oublie ça, il s’oublie lui-même. Spinoza détestait ainsi les miracles que nous pourrions qualifier de sulpiciens… Ce n’est pas la peine de marcher sur l’eau pour que cela soit miraculeux. La mer en elle-même est miraculeuse !

Comment la relation au monde que vous venez de décrire est-elle possible à une époque sidérée par les avancées technologiques et le développement de réalités virtuelles ?

J.-M. R. : Je vois des enfants passer à côté de chez moi qui sont à la fois sidérés par le numérique et par mes poules, voire davantage ! Quand je donne un œuf à une petite fille de 5 ans, je vois bien qu’elle est ébahie. Et après quelques minutes, elle voit que ces pattes sont comme celles des dinosaures ! Ce sont ces sidérations, avec la nature et le vivant, qu’il faut sauvegarder à tout prix. Si nous vivons uniquement dans le monde numérique, si nous n'habitons que dans des environnements minéraux, hors-sol, alors tout sera perdu. Si je discutais avec Yuval Noah Harari, je serais obligé de lui dire qu’il y a une incompréhension complète entre nous car je crois à la pensée magique. Je m’inscris dans la droite ligne de la pensée des anthropologues Philippe Descola et Nastassja Martin qui affirment qu’il faut une révolution animiste. Quand nous voyons un chamois ou une belette, nous ne voyons pas un être machine mais un véritable esprit.

Dans Ailefroide, Altitude 3954 vous faites le récit du grave accident que vous avez eu en montagne où vous avez été défiguré. Or, dans La Dernière Reine, vous mettez en scène une gueule cassée de la Première Guerre mondiale. Faut-il y voir une métaphore sur la possibilité de se reconstruire ?

J.-M. R. : Oui, physiquement et spirituellement. Quand j’étais jeune, j’étais un vrai con. J’étais violent. Cet enfant que j’étais est très très loin de moi désormais. Ensuite, j’avoue que la chance a frappé à ma porte en me donnant la possibilité de vivre de mon art. Mais ce qui m’a forgé, c’est de vivre à la campagne, dans un lieu reculé. Ce biotope, au cœur des Alpes, m’a littéralement transformé et m’a façonné tel que je suis aujourd’hui. J’avais une connaissance de la nature qui était conceptuelle. Maintenant, je la vis en moi. Par exemple, un jour, j’étais avec ma femme en forêt quand tout à coup j’ai été pris d’une peur panique, une peur ontologique. Nous sommes immédiatement partis et le lendemain, une avalanche s’est produite de 200 mètres de large par 20 mètres de haut… Toute la face de la montagne s’était effondrée ! 

Diriez-vous que vous vous êtes « animalisé », à l’instar de ces animaux qui sentent les tempêtes arriver ? 

J.-M. R. : Absolument, je me suis animalisé. Nous savons que l’esprit des chamanes, ceux qui pouvaient soigner dans d’anciennes civilisations, comme en Amérique du Sud, pouvaient être toqués, c’est-à-dire frappés par des intuitions, des sensations. Ils savaient par exemple où était le gibier. Je me sens proche de cela car je l’ai vécu. C’est l’histoire de l’avalanche que je viens de vous raconter par exemple. Évidemment, vous pourriez me prendre pour un fou mais je le sens en moi. C’est le retour à l’animalité dont parlent des auteurs comme Baptiste Morizot ou Vinciane Despret. 

Quand les gens vous lisent, pensez-vous que c’est cela qu’ils ressentent ?

J.-M. R. : Je crois que nous avons tous une appétence pour l’amour, la beauté et la nature. Si je poussais mon raisonnement, je dirais que ce triptyque est la quintessence de l’humanité. Exprimé ainsi, cela peut sonner comme une pensée extrêmement naïve mais c’est très difficile à reconnaître et faire vivre en soi car l’humain est aussi, et souvent, capable des pires atrocités. Toute l’étrangeté de l’être humain est là. Prenez l’ego. En tant qu’artiste, le mien est bien développé donc je pourrais facilement me laisser piéger par lui. Néanmoins, face à la nature, il se fait broyer ! Si je marche longuement en montagne, je ne redeviens qu’un simple voyant au milieu du miracle de l'Être. Parfois, je ressens des choses d’une force hallucinante en contemplant un coucher de soleil ou la cime d’une montagne. Ces expériences sont extrêmement rares mais ce sont de véritables miracles ontologiques, un sentiment océanique m'emplit et ma finitude corporelle explose. Cela vous change à vie. Je le garde avec moi pour toujours. Je ne connais rien de plus fort que la nature pour provoquer de tels chocs.

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