Illustration d'une femme en roble bleu a carreaux qui coud le drapeau nazi

Radicalisation des femmes en ligne : l’idéologie de l'alt-right gagne du terrain

Entre influenceuses traditionalistes, podcasts viraux et magazines en ligne, l'extrême droite féminine est devenue une industrie florissante soutenue par la Silicon Valley. Interview de la journaliste britannique Lois Shearing.

La journaliste britannique Lois Shearing enquête depuis près de dix ans sur la radicalisation des femmes en ligne, des femtrolls branchées de Dimes Square (Manhattan) à la section féminine du forum néonazi Stormfront, en passant par les trad wives qui dédiabolisent avec style des idées rétrogrades à coups de contenus viraux, dans des segments a priori aussi anodins que le bien-être ou le fitness. Son livre Pink Pilled: Women and the far right, sortira en février 2025. Elle nous raconte ce mouvement de bascule.

Quand avez-vous commencé à voir les premiers signes d’une alt-right ciblant les femmes ?

Lois Shearing : Je me suis d’abord intéressé à la manosphère, avec des sites comme A Voice For Men ou Return Of The Kings – pas par adhésion. Plus j’ai exploré ce milieu, plus j’ai repéré des femmes y prenant part. Surtout deux sœurs qui animent Girl Defined, et qui avaient sorti une vidéo titrée « How to wear makeup in a god honoring way », devenue virale en 2017. En allant sur leur blog, j'ai reconnu la rhétorique des sites de la manosphère. J’ai donc continué à explorer le sujet, notamment dans le podcast « The feminine art of                                                           radicalization ».

Le premier chapitre de votre livre s’appelle Girl Fascism Defined, en quoi ce fascisme diffère-t-il du fascisme « classique » ?

L. S. : Ce n’est pas différent dans le fond, mais l’esthétique est très différente. Chez les hommes, l’imagerie est très violente et agressive, mais chez les femmes, c’est plus doux, frêle, il faut être mince, etc.

Quelles sont les différentes catégories de femmes liées à l’alt-right ?

L. S. : Il y en a beaucoup, même chez les trad wives. Il y a la trad wife vraiment malveillante, la trad wife évangélique, ou la trad wife plus politique. Il y a aussi la femcel (female incel), ou encore la femtroll, qui est très liée à la blogosphère, à toute la sous-culture du girl blogging, qui n’est pas intrinsèquement liée à l’extrême droite, mais qui la chevauche. Chez la girl blogger, il y a toute cette esthétique liée au Lolita de Nabokov, à Lana Del Rey, et à des images de femmes très maigres.

Quels types de contenus sont créés et consommés par les femmes de l’alt-right ?

L. S. : Ça va de la trad wife sur Tik Tok à la section féminine du forum néonazi Stormfront, où elles parlent ouvertement de grand remplacement et de racisme. Les contenus liés aux trad wives sont partout en ce moment, et aussi ceux liés au bien-être, une communauté énorme. Une grosse partie de l’alt-right vient de forums de bodybuilding, et c’est étrange que les gens aient fait le lien pour les hommes, mais pas pour les femmes. Le bien-être et le fitness sont aussi utilisés pour radicaliser les femmes en ligne.

Comment qualifier les femtrolls ? Trollent-elles réellement comme le font les utilisateurs de 4chan ou du 18-25 en France ?

L. S. : Non, c’est plus dans le sens de ce qu’on voit sur le podcast Red Scare de Dasha Nekrasova et Anna Khachiyan, où elles vont être très ironiques et à contre-courant. Elles utilisent elle-même le terme de femtroll, mais d’une manière ironique et un peu edgy. Peu de femmes sont sur 4chan, c’est plutôt le sociolecte de 4chan qui est devenu omniprésent sur internet.

Quel rôle joue l’ironie ? Aide-t-elle à dédiaboliser des idées d’extrême-droite ?

L. S. : C’est une manière de propager un message en niant y croire. On voit ça aussi dans les communautés féminines maintenant, où elles disent des choses très anti-féministes tout en disant que c’est ironique. Et même si elles le sont, elles font quand-même bouger la fenêtre d’Overton sur ce qui est acceptable de dire en ligne à propos des droits des femmes, et de leur corps. Et ces jeunes femmes à qui on a dit qu’elles devraient être minces et soumises, décident de le faire de manière maximalisée, jusqu’au grotesque, comme chez certaines trad wife.

Y a-t-il une tentative de coolification de l’alt-right chez les femmes, notamment par des personnes comme Dasha Nekrasova, qui est très liée au quartier « branché » de Dimes Square à New-York ?

L. S. : Dimes Square est juste un coin de Chinatown où trainent beaucoup de ces jeunes à contre-courant et liés à l’alt-right. Beaucoup sont artistes ou créateurs, donc des propagandistes très efficaces. Plus particulièrement pour les femmes, dont le rôle dans le mouvement alt-right est de faire du blanchiment d’image, de rendre l’extrême droite plus acceptable, plus douce, plus safe. Les filles de Dimes Square jouent un rôle important là-dedans.

On sait d’ailleurs que certaines figures de Dimes Square sont liées au milliardaire Peter Thiel, ami d’Elon Musk et grand argentier de l’alt-right américaine… Ces gens sont-ils financés par les tech bros de la Silicon Valley ?

L. S. : Absolument. J’ai fait beaucoup de recherches sur Evie magazine, qui est un Cosmopolitan d’extrême droite. Je bossais en plus pour Cosmopolitan pendant mon enquête, et en allant sur Evie Magazine je trouvais ce monde en miroir, ce Cosmopolitan diabolique. Et Evie Magazine est financé par Peter Thiel... Ces tech bros de la Silicon Valley mettent beaucoup d’argent dans les infrastructures de l’alt-right en ligne. Il y a aussi des rumeurs disant que les filles de Red Scare auraient reçu de l’argent de Peter Thiel.

Quel rôle jouent les esthétiques, comme le style redoutablement efficace et viral de la trad wife ?

L. S. : Les esthétiques ont toujours joué un rôle dans le fascisme en général, il suffit de regarder l’esthétique futuriste du fascisme traditionnel italien. Mais les jeunes filles tombent là-dessus parce qu’elles cherchent une tendance à suivre. Certaines veulent juste jouer à se déguiser et être féminines, mais ne réalisent pas ce qu’il y a derrière.

Est-ce que les trad wives influentes dissimulent une partie de leurs idées ?

L. S. : Oui, comme avec Girl Defined. Au début, leur contenu était très maîtrisé : comment se maquiller en tant que chrétienne, ou comment rencontrer une chrétienne. Et ce n’est qu’en allant sur leur site qu’on commence à voir des choses islamophobes ou transphobes, où elles parlent de revenir sur le droit à l’avortement. Les trad wife font pareil, leurs contenus TikTok sont très lisses, mais en allant sur leur site il y a du contenu bien plus politique.

Ça passe donc aussi par des tendances Tik Tok d’apparence inoffensives, comme la trend du demure qui a fait un buzz cet été ?

L. S. : Ce qui est intéressant avec ce cas-là, c’est que la personne qui a commencé cette trend du « very mindful, very cutesie, very demure », est une femme noire trans, donc elle le disait réellement avec ironie, parce que ce genre de féminité est souvent refusée aux femmes trans ou noires. C’est intéressant de voir à quelle vitesse la tendance est montée et s’est répandue, mais parce que ça a été repris par des femmes bien moins ironiques. Il y avait un terrain fertile. Ça rejoint ces trends à propos des girl dinners, girl math, girl ceci ou cela… Comme si les jeunes femmes s’auto-infantilisaient en ligne.

Cette radicalisation passe donc aussi par des archétypes, des sortes de skins de personnalité à revêtir en fonction de son état d’esprit ?

L. S. : Beaucoup de gens ressentent aujourd’hui un manque de réelle identité, et donc ce qu’on consomme devient notre identité, ce qu’on voit beaucoup sur TikTok, où on parle de clean girl aesthetic, de dark feminine energy, etc. Et ces catégorisations sont souvent reprises par la presse, comme tout ce qui devient viral sur Tik Tok, comme le fait d’être une copine plutôt chat noir ou golden retriever (rires). C’est un peu bête, mais les gens adorent se mettre dans des cases, et l’extrême droite numérique est très forte pour faire ça.

C’est presque du cosplay avec une idéologie en demi-teinte ?

L. S. : C’est une identité qu’on peut reprendre à son compte, et essayer. Beaucoup de gens qui finissent dans des dérives extrémistes ou des sectes n’ont pas d’entourage ou de communauté forte autour d’eux, ils cherchent quelque chose, une identité.

Qui sont les nouveaux visages de cette extrême droite féminine d’internet ?

L. S. : Ça change beaucoup, et vite. Quand j’ai commencé à me renseigner sur tout ça, c’étaient des gens comme Lauren Southern, Laura Loomer, Mrs Midswest, ou Candace Owens. Mais aujourd’hui, ce sont plutôt des trad wives de TikTok, comme Nara Smith, Ballerina Farm, les filles du podcast Red Scare.

On a aussi vu la chanteuse Charli XCX faire référence à la femtroll Dasha Nekrasova dans la chanson « Mean Girls » de son dernier album Brat, devenu viral cet été, Doja Cat porter un tee-shirt avec le troll d’extrême droite Sam Hyde, ou Grimes dire le bien qu’elle pense de 4chan… Ces idées se répandent-elles aussi dans la pop culture mainstream aujourd'hui ?

L. S. : Grimes est un cas très intéressant, c’est une grosse célébrité, elle a été mariée à Elon Musk, et elle poste pour dire qu’après être tombée enceinte elle se sentait moins gay, et qu’à cause de ses hormones elle n’était plus capable de se concentrer sur des maths… Et elle est suivie par des centaines de milliers de jeunes filles. Ce genre de contenus edgy est en plein boom. Durant mon enquête, beaucoup d’amis m’ont envoyé ce genre de contenus, ce qui montre qu’on n’a plus besoin de chercher pour le trouver, c’est sur votre feed Insta ou TikTok. C’est devenu mainstream, et je pense que cette esthétique cool girl façon Charli XCX en fait partie.

Comment l’alt-right féminine et ses ramifications ont-elles évolué depuis que vous avez commencé votre enquête ?

L. S. : Il y a quatre ans, ces femmes auraient été considérées très à l’extrême droite, pas acceptables. Aujourd’hui elles sont référencées dans l’album de Charli XCX, et les gens sont OKavec ça. Ça a aussi changé par rapport aux thèmes, qui sont très tournés vers le biologique. Elles parlent beaucoup d’hormones, et essaient de transformer ça en une sorte de discours profemmes. Elles parlent de leurs périodes d’ovulation, du fait qu’elles ne peuvent pas porter de choses lourdes, qu’elles ne peuvent pas travailler comme les hommes. Girl Defined ou Mrs Midwest étaient plus directes sur le fait que le rôle des femmes est de servir les hommes. Aujourd’hui, elles essayent d’emballer ça dans un narratif proféminin, ce qui aide aussi beaucoup à gagner de l’attention médiatique.

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