Qu’est-ce que l’esprit Shonen que revendiquent les youtubeurs ?

Réaliser ses rêves, envers et contre tout, pour se lancer dans des projets toujours plus ambitieux. Sur YouTube, l'esprit manga souffle. Jusqu'au burn-out ?

« C’est quoi l’esprit Shonen ? » , demande le journaliste Samuel Etienne un soir de mars où il reçoit le populaire youtubeur Inoxtag sur sa chaîne Twitch. « C’est dépasser ses limites, c’est quand tout paraît impossible mais que tu es sûr de toi et que, en fait, tu arrives à réaliser ces choses impossibles », décrit, enthousiaste, le jeune vidéaste d’une vingtaine d’années. « C’est ce qu’on voit dans les mangas comme Naruto ou One Piece ».

Les mangas auxquels fait référence le youtubeur sont classés dans la catégorie Shonen. À l'origine destinés à un public plutôt masculin, ils partagent le même narratif : un antihéros rejeté de tous se bat pour réaliser ses rêves. C’est ainsi que le personnage de Naruto, avec ses cheveux jaunes en pétard et sa tenue orange criarde, ambitionne de devenir un jour le meilleur Hokage (le chef) de son village. Tandis que le protagoniste du manga chéri d’Inoxtag, Luffy et son chapeau de paille caractéristique, entreprend de devenir le roi des pirates au fil des épisodes de la saga One Piece.

Légitimer le Web

Ces mangas, qui ont rencontré le succès en France dans les années 2000, ont façonné le rapport des youtubeurs de cette génération à leurs trajectoires personnelles. En 2013, alors que YouTube attire près d’un milliard d’utilisateurs par mois, la plateforme apparaît encore comme amatrice. Les premiers créateurs de contenu sont souvent rejetés de l’espace médiatique traditionnel. Leur activité est parfois incomprise par leurs proches.

Tout comme leurs héros, perçus comme des parias au début de leur aventure, ils ont pris l’habitude « d’être les narrateurs de leur carrière au moment où personne n’y croyait », explique Adam Bros, youtubeur spécialisé dans l’analyse des différentes cultures médiatiques. « Souvent, ils répondaient aux questions de leurs abonnés par des FAQ (foire aux questions). L’occasion pour eux de raconter leurs ambitions futures pour leur chaîne et leurs rêves. »

Ainsi, tout comme Inoxtag, d’autres youtubeurs font des mangas une inspiration constante de leur travail sur le Web. Le youtubeur Mastu cite aussi le manga One Piece en référence. La youtubeuse Léna Situations, qui a fait de son « + = + » un symbole de son ambition, a également plongé dans l’univers cartoonesque du pirate au chapeau de paille. Sur Instagram, il lui arrive de mentionner à ses millions d’abonnés, son avancée dans la centaine de tomes déjà publiés. Le vidéaste Carlito (du duo Mcfly et Carlito) quant à lui, évoque l’impact que ses mangas favoris, tel que Berserk, ont pu avoir sur sa vie.

Entrepreneurs à la sauce GenZ

Et si leurs héros affrontent des obstacles pour réaliser leurs rêves, les youtubeurs se lancent aussi des objectifs toujours plus fous, à mesure que la plateforme se professionnalise. Il y a deux semaines, Inoxtag a ainsi annoncé quitter YouTube quelques mois pour se lancer dans son plus grand défi : gravir l’Everest. Une aventure préparée pendant un an, avec des étapes dignes des chapitres des Shonen qu’affectionne le vidéaste.

Sur la chaîne du youtubeur, ses abonnés peuvent découvrir ses premières randonnées en montagne avant de le regarder, quelques mois plus tard, se lancer à l’assaut du Mont Blanc. Ils connaissent aussi les membres de son équipe comme le guide Mathis Dumas, qui l’accompagne dans sa préparation. « Aujourd’hui, on arrive au point d’orgue de cette narration, les youtubeurs font des centaines de milliers de vues et tout le monde les adule », confirme Adam Bros.

Pour son ascension, le youtubeur est sponsorisé par des marques comme Nike ou Air Up. Les moyens mis en œuvre n’ont rien à envier à ceux de la télévision et son escalade doit donner lieu à un documentaire prévu pour septembre sur sa chaîne. Plus qu’un mantra, cet esprit Shonen est donc devenu une façon pour les youtubeurs de promouvoir leurs projets entrepreneuriaux. « L’esprit Shonen va faire appel à un imaginaire culturel que leurs communautés connaissent. Ils ont lu la fin de Naruto ou les derniers chapitres de One Piece et peuvent donc visualiser l’étendue de l’ambition du youtubeur, analyse Adam Bros. C’est un discours d'entrepreneur assez classique finalement mais avec des codes actuels. »

Surproduction et burn-out

Néanmoins, ce mantra ne laisse que peu de place à l’échec et pousse sans cesse les créateurs à se renouveler, quitte à ce qu’ils perdent en spontanéité dans leurs contenus. On peut penser à Squeezie et à ses cache-cache géants ou sa course de formule 4 (le GP Explorer). Mais aussi à Mcfly et Carlito et leur défi de traverser la mer Méditerranée. Ou encore à Inxotag qui, avant de s’attaquer à l’Everest, avait déjà passé sept jours seul sur une île déserte. « Contrairement à un manga, la carrière des youtubeurs se poursuit malgré l’aboutissement de leurs énormes projets et ils doivent continuer de se renouveler, fait remarquer Adam Bros. On peut se demander ce qu’il y aura après cette vague de concepts aussi poussés. »

Parfois au bord du burn-out, ces mêmes vidéastes ralentissent leur cadence de production. Squeezie a pris une pause de quelques mois avant de reprendre les tournages pour sa chaîne principale. Mcfly et Carlito alternent désormais leurs concepts originaux avec des vidéos de discussions plus simples à réaliser. Alors, cet esprit Shonen est-il amené à perdurer sur la plateforme – ou ailleurs ? Quoi qu’il en soit, le jeune Inoxtag a emporté le chapeau de paille de son héros Luffy dans son ascension. Tel un porte-bonheur avant de s’attaquer à l’Everest.